Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust
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De fréquentes confidences, faites autrefois à un de ses amis, firent induire enfin qu’il éprouvait une déception chaque fois qu’il voyait la souveraine de ses rêves; mais dès qu’elle était partie, son imagination féconde rendait tout son pouvoir à la petite fille absente, et il recommençait à désirer la voir. Chaque fois, il essayait de trouver dans l’imperfection des circonstances la raison accidentelle de sa déception. Après cette entrevue suprême où il avait, à sa fantaisie déjà habile, conduit son amie jusqu’à la haute perfection dont sa nature était susceptible, comparant avec désespoir cette perfection imparfaite à l’absolue perfection dont il vivait, dont il mourait, il se jeta par la fenêtre. Depuis, devenu idiot, il vécut fort longtemps, ayant gardé de sa chute l’oubli de son âme, de sa pensée, de la parole de son amie qu’il rencontrait sans la voir. Elle, malgré les supplications, les menaces, l’épousa et mourut plusieurs années après sans être parvenue à se faire reconnaître. La vie est comme la petite amie. Nous la songeons, et nous l’aimons de la songer. Il ne faut pas essayer de la vivre: on se jette, comme le petit garçon, dans la stupidité, pas tout d’un coup, car tout, dans la vie, se dégrade par nuances insensibles. Au bout de dix ans, on ne reconnaît plus ses songes, on les renie, on vit, comme un boeuf, pour l’herbe à paître dans le moment. Et de nos noces avec la mort qui sait si pourra naître notre consciente immortalité?
VII
«Mon capitaine, dit son ordonnance, quelques jours après que fut installée la petite maison où il devait vivre, maintenant qu’il était en retraite, jusqu’à sa mort (sa maladie de coeur ne pouvait plus la faire longtemps attendre), mon capitaine, peut-être que des livres, maintenant que vous ne pouvez plus faire l’amour, ni vous battre, vous distrairaient un peu; qu’est-ce qu’il faut aller vous acheter?
– Ne m’achète rien; pas de livres; ils ne peuvent rien me dire d’aussi intéressant que ce que j’ai fait, et puisque je n’ai pas longtemps pour cela, je ne veux plus que rien me distraie de m’en souvenir. Donne la clef de ma grande caisse, c’est ce qu’il y a dedans que je lirai tous les jours.» Et il en sortit des lettres, une mer blanchâtre, parfois teintée, de lettres, des très longues, des lettres d’une ligne seulement, sur des cartes, avec des fleurs fanées, des objets, des petits mots de lui-même pour se rappeler les entours du moment où il les avait reçues et des photographies abîmées malgré les précautions, comme ces reliques qu’a usées la piété même des fidèles: ils les embrassent trop souvent. Et toutes ces choses-là étaient très anciennes, et il y en avait de femmes mortes, et d’autres qu’il n’avait plus vues depuis plus de dix ans.
Il y avait dans tout cela des petites choses précises de sensualité ou de tendresse sur presque rien des circonstances de sa vie, et c’était comme une fresque très vaste qui dépeignait sa vie sans la raconter, dans sa couleur passionnée seulement, d’une manière très vague et très particulière en même temps, avec une grande puissance touchante. Il y avait des évocations de baisers dans la bouche – dans une bouche fraîche où il eût sans hésiter laissé son âme, et qui depuis s’était détournée de lui, qui le faisaient pleurer longtemps. Et malgré qu’il fût bien faible et désabusé, quand il vidait d’un trait un peu de ces souvenirs encore vivants, comme un verre de vin chaleureux et mûri au soleil qui avait dévoré sa vie, il sentait un bon frisson tiède, comme le printemps en donne à nos convalescences et l’âtre d’hiver à nos faiblesses. Le sentiment que son vieux corps usé avait tout de même brûlé de pareilles flammes, lui donnait un regain de vie, – brûlé de pareilles flammes dévorantes.
Puis, songeant que ce qui s’en couchait ainsi tout de son long sur lui, c’en étaient seulement les ombres démesurées et mouvantes, insaisissables, hélas! et qui bientôt se confondraient toutes ensemble dans l’éternelle nuit, il se remettait à pleurer.
Alors tout en sachant que ce n’étaient que des ombres, des ombres de flammes qui s’en étaient couru brûler ailleurs, que jamais il ne reverrait plus, il se prit pourtant à adorer ces ombres et à leur prêter comme une chère existence par contraste avec l’oubli absolu de bientôt.
Et tous ces baisers et tous ces cheveux baisés et toutes ces choses de larmes et de lèvres, de caresses versées comme du vin pour griser, et de désespérances accrues comme la musique ou comme le soir pour le bonheur de se sentir s’élargir jusqu’à l’infini du mystère et des destinées; telle adorée qui le tint si fort que rien ne lui était plus que ce qu’il pouvait faire servir à son adoration pour elle, qui le tint si fort, et qui maintenant s’en allait si vague qu’il ne la retenait plus, ne retenait même plus l’odeur disséminée des pans fuyants de son manteau, il se crispait pour le revivre, le ressusciter et le clouer devant lui comme des papillons. Et chaque fois, c’était plus difficile. Et il n’avait toujours attrapé aucun des papillons, mais chaque fois il leur avait ôté avec ses doigts un peu du mirage de leurs ailes; ou plutôt il les voyait dans le miroir, se heurtait vainement au miroir pour les toucher, mais le ternissait un peu chaque fois et ne les voyait plus qu’indistincts et moins charmants. Et ce miroir terni de son coeur, rien ne pouvait plus le laver, maintenant que les souffles purifiants de la jeunesse ou du génie ne passeraient plus sur lui, – par quelle loi inconnue de nos saisons, quel mystérieux équinoxe de notre automne?…
Et chaque fois il avait moins de peine de les avoir perdus, ces baisers dans cette bouche, et ces heures infinies, et ces parfums qui le faisaient, avant, délirer.
Et il eut de la peine d’en avoir moins de peine, puis cette peine-là même disparut.
Puis toutes les peines partirent, toutes, il n’y avait pas à faire partir les plaisirs; ils avaient fui depuis longtemps sur leurs talons ailés sans détourner la tête, leurs rameaux en fleurs à la main, fui cette demeure qui n’était plus assez jeune pour eux.
Puis, comme tous les hommes, il mourut.
VIII – Reliques
J’ai acheté tout ce qu’on a vendu de celle dont j’aurais voulu être l’ami, et qui n’a pas consenti même à causer avec moi un instant. J’ai le petit jeu de cartes qui l’amusait tous les soirs, ses deux ouistitis, trois romans qui portent sur les plats ses armes, sa chienne. Ô vous, délices, chers loisirs de sa vie, vous avez eu, sans en jouir comme j’aurais fait, sans les avoir même désirées, toutes ses heures les plus libres, les plus inviolables, les plus secrètes; vous n’avez pas senti votre bonheur et vous ne pouvez pas le raconter.
Cartes qu’elle maniait de ses doigts chaque soir avec ses amis préférés, qui la virent s’ennuyer ou rire, qui assistèrent au début de sa liaison, et qu’elle posa pour embrasser celui qui vint depuis jouer tous les soirs avec elle; romans qu’elle ouvrait et fermait dans son lit au gré de sa fantaisie ou de sa fatigue, qu’elle choisissait selon son caprice du moment ou ses rêves, à qui elle les confia, qui y mêlèrent ceux qu’ils exprimaient et l’aidèrent à mieux rêver les siens, n’avez-vous rien retenu d’elle, et ne m’en direz-vous rien?
Romans, parce qu’elle a songé à son tour la vie de