Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust
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Читать онлайн книгу Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel - Marcel Proust страница 32
Je me couchai samedi d’assez bonne heure. Mais vers deux heures le vent devint si fort que je dus me relever pour fermer un volet mal attaché qui m’avait réveillé. Je jetai, sur le court sommeil que je venais de dormir, un regard rétrospectif et me réjouis qu’il eût été réparateur, sans malaise, sans rêves. À peine recouché, je me rendormis. Mais au bout d’un temps difficile à apprécier, je me réveillai peu à peu, ou plutôt je m’éveillai peu à peu au monde des rêves, confus d’abord comme l’est le monde réel à un réveil ordinaire, mais qui se précisa. Je me reposais sur la grève de Trouville qui était en même temps un hamac dans un jardin que je ne connaissais pas, et une femme me regardait avec une fixe douceur. C’était Mme Dorothy B… Je n’étais pas plus surpris que je ne le suis le matin au réveil en reconnaissant ma chambre. Mais je ne l’étais pas davantage du charme surnaturel de ma compagne et des transports d’adoration voluptueuse et spirituelle à la fois que sa présence me causait. Nous nous regardions d’un air entendu, et il était en train de s’accomplir un grand miracle de bonheur et de gloire dont nous étions conscients, dont elle était complice et dont je lui avais une reconnaissance infinie. Mais elle me disait:
«Tu es fou de me remercier, n’aurais-tu pas fait la même chose pour moi?»
Et le sentiment (c’était d’ailleurs une parfaite certitude) que j’aurais fait la même chose pour elle exaltait ma joie jusqu’au délire comme le symbole manifeste de la plus étroite union. Elle fit, du doigt, un signe mystérieux et sourit. Et je savais, comme si j’avais été à la fois en elle et en moi, que cela signifiait: «Tous tes ennemis, tous tes maux, tous tes regrets, toutes tes faiblesses, n’est-ce plus rien?» Et sans que j’aie dit un mot elle m’entendait lui répondre qu’elle avait de tout aisément été victorieuse, tout détruit, voluptueusement magnétisé ma souffrance. Et elle se rapprocha, de ses mains me caressait le cou, lentement relevait mes moustaches. Puis elle me dit: «Maintenant allons vers les autres, entrons dans la vie.» Une joie surhumaine m’emplissait et je me sentais la force de réaliser tout ce bonheur virtuel. Elle voulut me donner une fleur, d’entre ses seins tira une rose encore close, jaune et rosée, l’attacha à ma boutonnière. Tout à coup je sentis mon ivresse accrue par une volupté nouvelle. C’était la rose qui, fixée à ma boutonnière, avait commencé d’exhaler jusqu’à mes narines son odeur d’amour. Je vis que ma joie troublait Dorothy d’une émotion que je ne pouvais comprendre. Au moment précis où ses yeux (par la mystérieuse conscience que j’avais de son individualité à elle, j’en fus certain) éprouvèrent le léger spasme qui précède d’une seconde le moment ou l’on pleure, ce furent mes yeux qui s’emplirent de larmes, de ses larmes, pourrais-je dire. Elle s’approcha, mit à la hauteur de ma joue sa tête renversée dont je pouvais contempler la grâce mystérieuse, la captivante vivacité, et dardant sa langue hors de sa bouche fraîche, souriante, cueillait toutes mes larmes au bord de mes yeux. Puis elle les avalait avec un léger bruit des lèvres, que je ressentais comme un baiser inconnu, plus intimement troublant que s’il m’avait directement touché. Je me réveillai brusquement, reconnus ma chambre et comme, dans un orage voisin, un coup de tonnerre suit immédiatement l’éclair, un vertigineux souvenir de bonheur s’identifia plutôt qu’il ne la précéda avec la foudroyante certitude de son mensonge et de son impossibilité. Mais, en dépit de tous les raisonnements, Dorothy B… avait cessé d’être pour moi la femme qu’elle était encore la veille. Le petit sillon laissé dans mon souvenir par les quelques relations que j’avais eues avec elle était presque effacé, comme après une marée puissante qui avait laissé derrière elle, en se retirant, des vestiges inconnus. J’avais un immense désir, désenchanté d’avance, de la revoir, le besoin instinctif et la sage défiance de lui écrire. Son nom prononcé dans une conversation me fit tressaillir, évoqua pourtant l’image insignifiante qui l’eût seule accompagné avant cette nuit, et pendant qu’elle m’était indifférente comme n’importe quelle banale femme du monde, elle m’attirait plus irrésistiblement que les maîtresses les plus chères, ou la plus enivrante destinée, Je n’aurais pas fait un pas pour la voir, et pour l’autre «elle», j’aurais donné ma vie. Chaque heure efface un peu le souvenir du rêve déjà bien défiguré dans ce récit. Je le distingue de moins en moins, comme un livre qu’on veut continuer à lire à sa table quand le jour baissant ne l’éclaire plus assez, quand la nuit vient. Pour l’apercevoir encore un peu, je suis obligé de cesser d’y penser par instants, comme on est obligé de fermer d’abord les yeux pour lire encore quelques caractères dans le livre plein d’ombre. Tout effacé qu’il est, il laisse encore un grand trouble en moi, l’écume de son sillage ou la volupté de son parfum. Mais ce trouble lui même s’évanouira, et je verrai Mme B… sans émotion. A quoi bon d’ailleurs lui parler de ces choses auxquelles elle est restée étrangère.
Hélas! l’amour a passé sur moi comme ce rêve, avec une puissance de transfiguration aussi mystérieuse. Aussi vous qui connaissez celle que j’aime, et qui n’étiez pas dans mon rêve, vous ne pouvez pas me comprendre, n’essayez pas de me conseiller.
XVIII – Tableaux de genre du souvenir
Nous avons certains souvenirs qui sont comme la peinture hollandaise de notre mémoire, tableaux de genre où les personnages sont souvent de condition médiocre, pris à un moment bien simple de leur existence, sans événements solennels, parfois sans événements du tout, dans un cadre nullement extraordinaire et sans grandeur. Le naturel des caractères et l’innocence de la scène en font l’agrément, l’éloignement met entre elle et nous une lumière douce qui la baigne de beauté.
Ma vie de régiment est pleine de scènes de ce genre que je vécus naturellement, sans joie bien vive et sans grand chagrin, et dont je me souviens avec beaucoup de douceur. Le caractère agreste des lieux, la simplicité de quelques-uns de mes camarades paysans, dont le corps était resté plus beau, plus agile, l’esprit plus original, le coeur plus spontané, le caractère plus naturel que chez les jeunes gens que j’avais fréquentés auparavant et que je fréquentai dans la suite, le calme d’une vie où les occupations sont plus réglées et l’imagination moins asservie que dans toute autre, où le plaisir nous accompagne d’autant plus continuellement que nous n’avons jamais le temps de le fuir en courant à sa recherche, tout concourt à faire aujourd’hui de cette époque de ma vie comme une suite, coupée de lacunes, il est vrai, de petits tableaux pleins de vérité heureuse et de charme sur lesquels le temps a répandu sa tristesse douce et sa poésie.
XIX – Vent de mer à la campagne
«Je l’apporterai un jeune pavot, aux pétales ne pourpre.»
Au jardin, dans le petit bois, à travers la campagne, le vent met une ardeur folle et inutile à disperser les rafales du soleil, à les pourchasser en agitant furieusement les branches du taillis où elles s’étaient d’abord abattues, jusqu’au fourré étincelant où elles frémissent maintenant, toutes palpitantes. Les arbres, les linges qui sèchent, la queue du paon qui roue découpent dans l’air transparent des ombres bleues extraordinairement nettes qui volent à tous les vents sans quitter le sol comme un cerf-volant mal lancé. Ce pêle-mêle de vent et de lumière fait ressembler ce coin de la Champagne à un paysage du bord de la mer. Arrivés en haut de ce chemin qui, brûlé de lumière et essoufflé de vent, monte en plein soleil, vers un ciel nu, n’est-ce pas la mer que nous allons apercevoir blanche de soleil et d’écume? Comme chaque matin vous étiez venue, les mains pleines de fleurs et des douces plumes que le vol d’un ramier, d’une hirondelle ou d’un geai, avait laissé choir dans l’allée. Les plumes tremblent à mon chapeau, le pavot s’effeuille à ma boutonnière, rentrons promptement.
La maison crie sous le vent comme un bateau, on entend