La chanson de Roland. Joseph Bedier
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XXVII
LE comte Ganelon s’en va à son campement. Il se pare des équipements les meilleurs qu’il peut trouver. A ses pieds il a fixé des éperons d’or, il ceint à ses flancs Murgleis, son épée. Sur Tachebrun, son destrier, il monte ; son oncle, Guinemer, lui a tenu l’étrier. Là vous eussiez vu tant de chevaliers pleurer, qui tous lui disent : « C’est grand’pitié de votre prouesse ! En la cour du roi vous fûtes un long temps, et l’on vous y tenait pour un noble vassal. Qui vous marqua pour aller là-bas, Charles lui-même ne pourra le protéger ni le sauver. Non, le comte Roland n’eût pas dû songer à vous : vous êtes issu d’un trop grand lignage. » Puis ils lui disent : « Sire, emmenez-nous ! » Ganelon répond : « Ne plaise au Seigneur Dieu ! Mieux vaut que je meure seul et que vivent tant de bons chevaliers. En douce France, seigneurs, vous rentrerez. De ma part saluez ma femme, et Pinabel, mon ami et mon pair, et Baudoin, mon fils… Donnez-lui votre aide et tenez-le pour votre seigneur. » Il entre en sa route et s’achemine.
XXVIII
GANELON chevauche sous de hauts oliviers. Il a rejoint les messagers sarrasins. Or voici que Blancandrin s’attarde à ses côtés : tous deux conversent par grande ruse. Blancandrin dit : « C’est un homme merveilleux que Charles ! Il a conquis la Pouille et toute la Calabre ; il a passé la mer salée et gagné à saint Pierre le tribut de l’Angleterre : que vient-il encore chercher ici, dans notre pays ? » Ganelon répond : « Tel est son bon plaisir. Jamais homme ne le vaudra. »
XXIX
BLANCANDRIN dit : « Les Francs sont gens très nobles. Mais ils font grand mal à leur seigneur, ces ducs et ces comtes qui le conseillent comme ils font : ils l’épuisent et le perdent, lui et d’autres avec lui. » Ganelon répond : « Ce n’est vrai, que je sache, de personne, sinon de Roland, lequel, un jour, en pâtira. L’autre matin, l’empereur était assis à l’ombre. Survint son neveu, la brogne endossée, qui des abords de Carcasoine ramenait du butin. A la main il tenait une pomme vermeille : « Prenez, beau sire, dit-il à son oncle : de tous les rois je vous donne en présent les couronnes. » Son orgueil est bien fait pour le perdre, car chaque jour il s’offre en proie à la mort. Vienne qui le tue ; nous aurions paix plénière ! »
XXX
BLANCANDRIN dit ; « Roland est bien digne de haine, qui veut réduire à merci toute nation et qui prétend sur toutes les terres ! Pour tant faire, sur qui donc compte-t-il ? » Ganelon répond : « Sur les Français ! Ils l’aiment tant que jamais ils ne voudront lui faillir. Il leur donne à profusion or et argent, mulets et destriers, draps de soie, armures. A l’empereur même il donne tout ce qu’il veut ( ?) : il lui conquerra les terres d’ici jusqu’en Orient. »
XXXI
TANT chevauchèrent Ganelon et Blancandrin qu’ils ont échangé sur leur foi une promesse : ils chercheront comment faire tuer Roland. Tant chevauchèrent-ils par voies et par chemins qu’à Saragosse ils mettent pied à terre, sous un if. A l’ombre d’un pin un trône était dressé, enveloppé de soie d’Alexandrie. Là est le roi qui tient toute l’Espagne. Autour de lui vingt mille Sarrasins. Pas un qui sonne mot, pour les nouvelles qu’ils voudraient ouïr. Voici que viennent Ganelon et Blancandrin.
XXXII
BLANCANDRIN est venu devant Marsile ; il tient par le poing le comte Ganelon. Il dit au roi : « Salut, au nom de Mahomet et d’Apollin, de qui nous gardons les saintes lois ! Nous avons fait votre message à Charles. Vers le ciel il éleva ses deux mains, loua son Dieu, ne fit autre réponse. Il vous envoie, le voici, un sien noble baron, qui est de France et très haut homme. Par lui vous apprendrez si vous aurez la paix ou non. » Marsile répond : « Qu’il parle, nous l’entendrons ! »
XXXIII
OR le comte Ganelon y avait fort songé. Par grand art il commence, en homme qui sait parler bien. Il dit au roi : « Salut, au nom de Dieu, le Glorieux, que nous devons adorer ! Voici ce que vous mande Charlemagne, le preux : recevez la sainte loi chrétienne, il veut vous donner la moitié de l’Espagne en fief. Si vous ne voulez pas accepter cet accord, vous serez pris et lié de vive force ; à la cité d’Aix vous serez emmené ; là, par jugement, finira votre vie : vous mourrez de mort honteuse et vile. » Le roi Marsile a frémi. Il tenait un dard, empenné d’or : il veut frapper, mais on l’a retenu.
XXXIV
LE roi Marsile a changé de couleur. Il secoue son javelot. Quand Ganelon le voit, il met la main à son épée. Il l’a tirée du fourreau la longueur de deux doigts. Il lui dit : « Vous êtes très belle et claire. Si longtemps en cour royale je vous aurai portée ! Il n’aura point sujet, l’empereur de France, de dire que je suis mort, seul en la terre étrangère, sans que les plus vaillants vous aient achetée à votre prix. » Les païens disent : « Empêchons la mêlée ! »
XXXV
TANT l’ont prié les meilleurs Sarrasins que sur son trône Marsile s’est rassis. L’Algalife dit : « Vous nous mettiez en un mauvais pas, quand vous vouliez frapper le Français : vous deviez écouter et entendre. – Sire », dit Ganelon, « ce sont choses qu’il convient que j’endure. Mais je ne laisserais pas, pour tout l’or que fit Dieu, ni pour toutes les richesses qui sont en ce pays, de lui dire, si j’en ai le loisir, ce que Charles, le roi puissant, lui mande par moi, lui mande comme à son mortel ennemi. » Il portait un manteau de zibeline, recouvert de soie d’Alexandrie. Il le rejette, et Blancandrin le reçoit ; mais son épée, il n’a garde de la lâcher. En son poing droit, par le pommeau doré, il la tient. Les païens disent : « C’est un noble baron ! »
XXXVI
GANELON s’est avancé vers le roi. Il lui dit : « Vous vous irritez à tort, puisque Charles, qui règne sur la France, vous mande ceci : Recevez la loi des chrétiens, il vous donnera en fief la moitié de l’Espagne. L’autre moitié, Roland l’aura, son neveu : vous partagerez avec un très orgueilleux co-seigneur. Si vous ne voulez pas accepter cet accord, le roi viendra vous assiéger dans Saragosse : de vive force vous serez pris et lié ; vous serez mené droit à la cité d’Aix ; vous n’aurez pour la route palefroi ni destrier, mulet ni mule, que vous puissiez chevaucher ; vous serez jeté sur une mauvaise bête de somme ; là, par jugement, vous aurez la tête tranchée. Notre empereur vous envoie ce bref. » Il l’a remis au païen, dans sa main droite.
XXXVII
MARSILE a pâli de courroux. Il rompt le sceau, en jette la cire, regarde le bref, voit ce qui est écrit : « Charles me mande, le roi qui tient la France en sa baillie, qu’il me souvienne de sa douleur et de sa colère pour Basan et son frère Basile, de qui j’ai pris les têtes aux monts de Haltoïe ; si je veux racheter ma vie, que je lui envoie mon oncle l’Algalife ; sans quoi, jamais il ne m’aimera. » Alors le fils de Marsile prit la parole. Il dit au roi : « Ganelon a parlé en fou. Il en a trop fait : il n’a plus droit à vivre. Livrez-le moi, je ferai justice. » Quand Ganelon l’entend, il brandit son épée, va sous le pin, s’adosse au tronc.
XXXVIII
MARSILE s’est retiré dans le verger. Il a emmené avec lui ses meilleurs vassaux. Et Blancandrin y vint, au poil chenu, et Jurfaret, qui est son fils et son héritier, et l’Algalife,