La chanson de Roland. Joseph Bedier

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La chanson de Roland - Joseph  Bedier

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sire Ganelon », lui dit Marsile, « je vous ai traité un peu légèrement quand, en ma colère, je faillis vous frapper. Je vous le gage par ces peaux de martre zibeline, dont l’or vaut plus de cinq cents livres : avant demain soir je vous aurai payé une belle amende. » Ganelon répond : « Je ne refuse pas. Que Dieu, s’il lui plaît, vous en récompense ! »

      XL

      MARSILE dit : « Ganelon, sachez-le, en vérité, j’ai à cœur de beaucoup vous aimer. Je veux vous entendre parler de Charlemagne. Il est très vieux, il a usé son temps ; à mon escient il a deux cents ans passés. Il a par tant de terres mené son corps, il a sur son bouclier pris tant de coups, il a réduit tant de riches rois à mendier : quand sera-t-il las de guerroyer ? » Ganelon répond : « Charles n’est pas celui que vous pensez. Nul homme ne le voit et n’apprend à le connaître qui ne dise : l’empereur est un preux. Je ne saurais le louer et le vanter assez : il y a plus d’honneur de noblesse ! Il aimerait mieux la mort que de faillir à ses barons. »

      XLI

      LE païen dit : « Je m’émerveille, et j’en ai bien sujet. Charlemagne est vieux et chenu ; à mon escient il a deux cents ans et mieux ; par tant de terres il a mené son corps à la peine, il a pris tant de coups de lances et d’épieux, il a réduit à mendier tant de riches rois : quand sera-t-il recru de mener ses guerres ? – Jamais », dit Ganelon, « tant que vivra son neveu. Il n’y a si vaillant que Roland sous la chape du ciel. Et c’est un preux aussi qu’Olivier, son compagnon. Et les douze pairs, que Charles aime tant, forment son avant-garde avec vingt mille chevaliers. Charles est en sûreté, il ne craint homme qui vive. »

      XLII

      LE Sarrasin dit : « Je m’émerveille grandement. Charlemagne est chenu et blanc : à mon escient il a deux cents ans et plus ; par tant de terres il a passé en les conquérant, il a pris tant de coups de bonnes lances tranchantes, il a tué et vaincu en bataille tant de riches rois : quand sera-t-il enfin recru de guerroyer ? – Jamais », dit Ganelon, « tant que Roland vivra. Il n’y a pas si vaillant d’ici jusqu’en Orient. Il est très preux aussi, son compagnon Olivier. Et les douze pairs, que Charles aime tant, forment son avant-garde avec vingt mille Français. Charles est en sûreté ; il ne craint homme vivant. »

      XLIII

      «BEAU sire Ganelon », dit le roi Marsile, « j’ai une armée, jamais vous ne verrez plus belle ; j’y puis avoir quatre cent mille chevaliers : puis-je combattre Charles et les Français ? » Ganelon répond : « Pas de sitôt ! Vous y perdriez de vos païens en masse. Laissez la folie ; tenez-vous à la sagesse ! Donnez à l’empereur tant de vos biens qu’il n’y ait Français qui ne s’en émerveille. Pour vingt otages que vous lui enverrez, vers douce France le roi repartira. Derrière lui il laissera son arrière-garde. Son neveu en sera, je crois, le comte Roland, et aussi Olivier, le preux et le courtois : ils sont morts, les deux comtes, si je trouve qui m’écoute. Charles verra son grand orgueil choir ; l’envie lui passera de jamais guerroyer contre vous. »

      XLIV

      «BEAU sire Ganelon, […] comment pourrai-je faire périr Roland ? » Ganelon répond : « Je sais bien vous le dire. Le roi viendra aux meilleures ports de Cize : derrière lui il aura laissé son arrière-garde. Son neveu en sera, le puissant comte Roland, et Olivier, en qui tant il se fie, et en leur compagnie vingt mille Français. De vos païens envoyez-leur cent mille, et qu’ils leur livrent une première bataille. La gent de France y sera meurtrie et mise à mal, et il y aura aussi, je ne dis pas, grande tuerie des vôtres. Mais livrez-leur de même une seconde bataille : qu’il tombe dans l’une ou dans l’autre, Roland n’échappera pas. Alors vous aurez accompli une belle chevalerie, et de toute votre vie vous n’aurez plus la guerre.

      XLV

      «QUI pourrait faire que Roland y fût tué, Charles perdrait le bras droit de son corps. C’en serait fait des armées merveilleuses ; Charles n’assemblerait plus de si grandes levées : la Terre des Aïeux resterait en repos ! » Quand Marsile l’entend, il l’a baisé au cou ; puis… ( ?)

      XLVI

      MARSILE dit : « […] Un accord ne vaut guère, si […] Vous me jurerez de trahir Roland. » Ganelon répond : « Qu’il en soit comme il vous plaît ! » Sur les reliques de son épée Murgleis, il jura la trahison ; et voilà qu’il a forfait.

      XLVII

      IL y avait là un siège, tout d’ivoire. Marsile fait apporter un livre : la loi de Mahomet et de Tervagan y est écrite. Il jure, le Sarrasin d’Espagne, que, s’il trouve Roland à l’arrière-garde, il combattra avec toute sa gent, et, s’il peut, Roland mourra là. Ganelon répond : « Puisse votre volonté s’accomplir ! »

      XLVIII

      ALORS vint un païen, Valdabron. Il s’approche du roi Marsile. En riant clair il dit à Ganelon : « Prenez mon épée, nul n’en a de meilleure ; la garde, à elle seule, vaut plus de mille mangons. Par amitié, beau sire, je vous la donne, et vous nous aiderez en sorte que nous puissions trouver à l’arrière-garde le preux Roland. – Ce sera fait », répond le comte Ganelon. Puis ils se baisèrent au visage et au menton.

      XLIX

      APRÈS s’en vint un païen, Climorin. En riant clair il dit à Ganelon : « Prenez mon heaume, jamais je ne vis le meilleur […], et aidez-nous contre le marquis Roland, en telle guise que nous puissions le honnir. – Ce sera fait », répondit Ganelon. Puis ils se baisèrent sur la bouche et au visage.

      L

      ALORS s’en vint la reine Bramimonde : « Je vous aime fort, sire », dit-elle au comte, « car mon seigneur vous prise très haut ; ainsi font tous ses hommes. A votre femme j’enverrai deux colliers : ils sont tout or, améthystes, hyacinthes ; ils valent plus que toutes les richesses de Rome ; votre empereur jamais n’en eut de si beaux. » Il les a pris, il les boute en son houseau.

      LI

      LE roi appelle Malduit, son trésorier : « Le trésor de Charles est-il apprêté ? – Oui, sire, pour le mieux : sept cents chameaux, d’or et d’argent chargés, et vingt otages, des plus nobles qui soient sous le ciel. »

      LII

      MARSILE a pris Ganelon par l’épaule. Il lui dit : « Vous êtes très preux et sage. Par cette loi que vous tenez pour la plus sainte, ne retirez plus de nous votre cœur ! Je veux vous donner de mes richesses en masse, dix mulets chargés de l’or le plus fin d’Arabie ; il ne passera pas d’année que je ne vous en fasse autant. Tenez, voici les clés de cette large cité ; ses grands trésors, présentez-les au roi Charles ; puis faites-moi mettre Roland à l’arrière-garde. Si je le puis trouver en quelque port ou passage, je lui livrerai une bataille à mort. » Ganelon répond : « Je m’attarde trop, je crois. » Il monte à cheval, entre en sa route.

      LIII

      L’EMPEREUR se rapproche des pays d’où il vint. Il est venu à la cité de Galne : le comte Roland l’avait prise et détruite ; de ce jour elle resta cent ans déserte. Le roi attend des nouvelles de Ganelon et le tribut d’Espagne, la grande terre. A l’aube, comme le jour se lève, Ganelon le comte

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