La chanson de Roland. Joseph Bedier

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La chanson de Roland - Joseph  Bedier

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Dieu ! » dit-il au roi. « Je vous apporte les clefs de Saragosse, les voici ; et voici un grand trésor que je vous amène, et vingt otages : faites-les mettre sous bonne garde. Et le roi Marsile, le vaillant, vous mande que, s’il ne vous livre pas l’Algalife, vous ne l’en devez pas blâmer, car de mes yeux j’ai vu quatre cent mille hommes en armes, revêtus du haubert, beaucoup portant lacé le heaume et ceints de leurs épées aux pommeaux d’or niellé, qui ont accompagné l’Algalife jusque sur la mer. Ils fuyaient Marsile à cause de la loi chrétienne, qu’ils ne voulaient pas recevoir et garder. Ils n’avaient pas cinglé à quatre lieues au large, quand la tempête et l’orage les saisirent : ils furent noyés, jamais vous n’en verrez un seul. Si l’Algalife était en vie, je vous l’eusse amené. Quant au roi païen, sire, tenez pour vrai que vous ne verrez point ce premier mois passer sans qu’il vous suive au royaume de France : il recevra la loi que vous gardez ; les mains jointes, il deviendra votre homme ; c’est de vous qu’il tiendra le royaume d’Espagne. » Le roi dit : « Que Dieu soit remercié ! Vous m’avez bien servi, vous en aurez grande récompense. » Par l’armée, on fait sonner mille clairons. Les Francs lèvent le camp, troussent les bêtes de somme. Vers douce France tous s’acheminent.

      LV

      CHARLEMAGNE a ravagé l’Espagne, pris les châteaux, violé les cités. Sa guerre, dit-il, est achevée. Vers douce France l’empereur chevauche. Le comte Roland attache à sa lance le gonfanon ; du haut d’un tertre, il l’élève vers le ciel : à ce signe, les Francs dressent leurs campements par toute la contrée. Or, par les larges vallées, les païens chevauchent, le haubert endossé, […] le heaume lacé, l’épée ceinte, l’écu au col, la lance appareillée. Dans une forêt, au sommet des monts, ils ont fait halte. Ils sont quatre cent mille, qui attendent l’aube. Dieu ! quelle douleur que les Français ne le sachent pas !

      LVI

      LE jour s’en va, la nuit s’est faite noire. Charles dort, l’empereur puissant. Il eut un songe : il était aux plus grands ports de Cize ; entre ses poings il tenait sa lance de frêne. Ganelon le comte l’a saisie ; si rudement il la secoue que vers le ciel en volent des éclisses. Charles dort ; il ne s’éveille pas.

      LVII

      APRÈS cette vision, une autre lui vint. Il songea qu’il était en France, en sa chapelle, à Aix. Une bête très cruelle le mordait au bras droit. Devers l’Ardenne il vit venir un léopard, qui, très hardiment, s’attaque à son corps même. Du fond de la salle dévale un vautre ; il court vers Charles au galop et par bonds, tranche à la première bête l’oreille droite et furieusement combat le léopard. Les Français disent : « Voilà une grande bataille ! » Lequel des deux vaincra ? Ils ne savent. Charles dort, il ne s’est pas réveillé.

      LVIII

      LA nuit passe toute, l’aube se lève claire. Par les rangs de l’armée, […] l’empereur chevauche fièrement. « Seigneurs barons », dit l’empereur Charles, « voyez les ports et les étroits passages : choisissez-moi qui fera l’arrière-garde. » Ganelon répond : « Ce sera Roland, mon fillâtre : vous n’avez baron d’aussi grande vaillance. » Le roi l’entend, le regarde durement. Puis il lui dit : « Vous êtes un démon. Au corps vous est entrée une mortelle frénésie. Et qui donc fera devant moi l’avant-garde ? » Ganelon répond : « Ogier de Danemark ; vous n’avez baron qui mieux que lui la fasse. »

      LIX

      LE comte Roland s’est entendu nommer. Alors il parla comme un chevalier doit faire : « Sire parâtre, j’ai bien lieu de vous chérir : vous m’avez élu pour l’arrière-garde. Charles, le roi qui tient la France, n’y perdra, je crois, palefroi ni destrier, mulet ni mule qu’il doive chevaucher, il n’y perdra cheval de selle ni cheval de charge qu’on ne l’ait d’abord disputé par l’épée. » Ganelon répond : « Vous dites vrai, je le sais bien. »

      LX

      QUAND Roland entend qu’il sera à l’arrière garde, il dit, irrité, à son parâtre : « Ah ! truand, méchant homme de vile souche, l’avais-tu donc cru, que je laisserais choir le gant par terre, comme toi le bâton, devant Charles ?

      LXI

      «DROIT empereur », dit Roland le baron, « donnez-moi l’arc que vous tenez au poing. Nul ne me reprochera, je crois, de l’avoir laissé choir, comme fit Ganelon du bâton qu’avait reçu sa main droite. » L’empereur tient la tête baissée. Il lisse sa barbe, tord sa moustache. Il pleure, il ne peut s’en tenir.

      LXII

      Alors vint Naimes : en la cour il n’y a pas meilleur vassal. Il dit au roi : « Vous l’avez entendu, le comte Roland est rempli de colère. Le voilà marqué pour l’arrière-garde : vous n’avez pas un baron qui puisse rien y changer. Donnez-lui l’arc que vous avez tendu, et trouvez-lui qui bien l’assiste ! » Le roi donne l’arc et Roland l’a reçu.

      LXIII

      L’EMPEREUR dit à son neveu Roland : « Beau sire neveu, vous le savez bien, c’est la moitié de mes armées que je vous offre et vous laisserai. Gardez avec vous ces troupes, c’est votre salut. » Le comte dit : « Je n’en ferai rien. Dieu me confonde, si je démens mon lignage ! Je garderai avec moi vingt mille Français bien vaillants. En toute assurance passez les ports. Vous auriez tort de craindre personne, moi vivant. »

      LXIV

      LE comte Roland est monté sur son destrier. Vers lui vient son compagnon, Olivier. Gerin vient et le preux comte Gerier, et Oton vient et Bérengier vient, et Astor vient, et Anseïs le fier, et Gérard de Roussillon le vieux, et le riche duc Gaifier est venu. L’archevêque dit : « Par mon chef, j’irai ! – Et moi avec vous », dit le comte Gautier ; « je suis homme de Roland, je ne dois pas lui faillir. » Ils choisissent entre eux vingt mille chevaliers.

      LXV

      LE comte Roland appelle Gautier de l’Hum : « Prenez mille Français de France, notre terre, et tenez les défilés et les hauteurs, afin que l’empereur ne perde pas un seul des hommes qui sont avec lui. » Gautier répond : « Pour vous je le dois bien faire. » Avec mille Français de France, qui est leur terre, Gautier sort des rangs et va par les défilés et les hauteurs. Pour les pires nouvelles il n’en redescendra pas avant que des épées sans nombre aient été dégainées. Ce jour-là même, le roi Almaris, du pays de Belferne, leur livra une bataille dure.

      LXVI

      HAUTS sont les monts et ténébreux les vaux, les roches bises, sinistres les défilés. Ce jour-là même, les Français les passent à grande douleur. De quinze lieues on entend leur marche. Quand ils parviennent à la terre des Aïeux et voient la Gascogne, domaine de leur seigneur, il leur souvient de leurs fiefs, et des filles de chez eux, et de leurs nobles femmes. Pas un qui n’en pleure de tendresse. Sur tous les autres Charles est plein d’angoisse : aux ports d’Espagne, il a laissé son neveu. Pitié lui en prend ; il pleure, il ne peut s’en tenir.

      LXVII

      LES douze pairs sont restés en Espagne ; en leur compagnie, vingt mille Français, tous sans peur et qui ne craignent pas la mort. L’empereur s’en retourne en France ; sous son manteau il cache son angoisse. Auprès de lui le duc Naimes chevauche, qui lui dit : « Qu’est-ce donc qui vous tourmente ? »

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