Quatrevingt treize. Victor Hugo
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– Ça se passe là-haut.
Le mendiant ajouta:
– Et puis il y a des choses qui se passent encore plus haut, le soleil qui se lève, la lune qui augmente ou diminue, c’est de celles-là que je m’occupe.
Il but une gorgée à la cruche et dit:
– La bonne eau fraîche!
Et il reprit:
– Comment trouvez-vous cette eau, monseigneur?
– Comment vous appelez-vous? dit le marquis.
– Je m’appelle Tellmarch, et l’on m’appelle le Caimand.
– Je sais. Caimand est un mot du pays.
– Qui veut dire mendiant. On me surnomme aussi le Vieux.
Il poursuivit:
– Voilà quarante ans qu’on m’appelle le Vieux.
– Quarante ans! mais vous étiez jeune?
– Je n’ai jamais été jeune. Vous l’êtes toujours, vous, monsieur le marquis. Vous avez des jambes de vingt ans, vous escaladez la grande dune; moi, je commence à ne plus marcher; au bout d’un quart de lieue je suis las. Nous sommes pourtant du même âge; mais les riches, ça a sur nous un avantage, c’est que ça mange tous les jours. Manger conserve.
Le mendiant, après un silence, continua:
– Les pauvres, les riches, c’est une terrible affaire. C’est ce qui produit les catastrophes. Du moins, ça me fait cet effet-là. Les pauvres veulent être riches, les riches ne veulent pas être pauvres. Je crois que c’est un peu là le fond. Je ne m’en mêle pas. Les événements sont les événements. Je ne suis ni pour le créancier, ni pour le débiteur. Je sais qu’il y a une dette et qu’on la paye. Voilà tout. J’aurais mieux aimé qu’on ne tuât pas le roi, mais il me serait difficile de dire pourquoi. Après ça, on me répond: Mais autrefois, comme on vous accrochait les gens aux arbres pour rien du tout! Tenez, moi, pour un méchant coup de fusil tiré à un chevreuil du roi, j’ai vu pendre un homme qui avait une femme et sept enfants. Il y a à dire des deux côtés.
Il se tut encore, puis ajouta:
– Vous comprenez, je ne sais pas au juste, on va, on vient, il se passe des choses; moi, je suis là sous les étoiles.
Tellmarch eut encore une interruption de rêverie, puis continua:
– Je suis un peu rebouteux, un peu médecin, je connais les herbes, je tire parti des plantes, les paysans me voient attentif devant rien, et cela me fait passer pour sorcier. Parce que je songe, on croit que je sais.
– Vous êtes du pays? dit le marquis.
– Je n’en suis jamais sorti.
– Vous me connaissez?
– Sans doute. La dernière fois que je vous ai vu, c’est à votre dernier passage, il y a deux ans. Vous êtes allé d’ici en Angleterre. Tout à l’heure j’ai aperçu un homme au haut de la dune. Un homme de grande taille. Les hommes grands sont rares; c’est un pays d’hommes petits, la Bretagne. J’ai bien regardé, j’avais lu l’affiche. J’ai dit: tiens! Et quand vous êtes descendu, il y avait de la lune, je vous ai reconnu.
– Pourtant, moi, je ne vous connais pas.
– Vous m’avez vu, mais vous ne m’avez pas vu.
Et Tellmarch le Caimand ajouta:
– Je vous voyais, moi. De mendiant à passant, le regard n’est pas le même.
– Est-ce que je vous avais rencontré autrefois?
– Souvent, puisque je suis votre mendiant. J’étais le pauvre du bas du chemin de votre château. Vous m’avez dans l’occasion fait l’aumône; mais celui qui donne ne regarde pas, celui qui reçoit examine et observe. Qui dit mendiant dit espion. Mais moi, quoique souvent triste, je tâche de ne pas être un mauvais espion. Je tendais la main, vous ne voyiez que la main, et vous y jetiez l’aumône dont j’avais besoin le matin pour ne pas mourir de faim le soir. On est des fois des vingt-quatre heures sans manger. Quelquefois un sou, c’est la vie. Je vous dois la vie, je vous la rends.
– C’est vrai, vous me sauvez.
– Oui, je vous sauve, monseigneur.
Et la voix de Tellmarch devint grave.
– À une condition.
– Laquelle?
– C’est que vous ne venez pas ici pour faire le mal.
– Je viens ici pour faire le bien, dit le marquis.
– Dormons, dit le mendiant.
Ils se couchèrent côte à côte sur le lit de varech.
Le mendiant fut tout de suite endormi. Le marquis, bien que très las, resta un moment rêveur, puis, dans cette ombre, il regarda le pauvre, et se coucha. Se coucher sur ce lit, c’était se coucher sur le sol; il en profita pour coller son oreille à terre, et il écouta.
Il y avait sous la terre un sombre bourdonnement; on sait que le son se propage dans les profondeurs du sol; on entendait le bruit des cloches.
Le tocsin continuait.
Le marquis s’endormit.
V. SIGNÉ GAUVAIN
Quand il se réveilla, il faisait jour.
Le mendiant était debout, non dans la tanière, car on ne pouvait s’y tenir droit, mais dehors et sur le seuil. Il était appuyé sur son bâton. Il y avait du soleil sur son visage.
– Monseigneur, dit Tellmarch, quatre heures du matin viennent de sonner au clocher de Tanis. J’ai entendu les quatre coups. Donc le vent a changé; c’est le vent de terre; je n’entends aucun autre bruit; donc le tocsin a cessé. Tout est tranquille dans la métairie et dans le hameau d’Herbe-en-Pail. Les bleus dorment ou sont partis. Le plus fort du danger est passé; il est sage de nous séparer. C’est mon heure de m’en aller.
Il désigna un point de l’horizon.
– Je m’en vais par là.
Et il désigna le point opposé.
– Vous, allez-vous-en par ici.
Le mendiant fit au marquis un grave salut de la main.
Il ajouta en montrant ce qui restait du souper:
– Emportez des châtaignes, si vous avez faim.
Un moment après, il avait disparu sous les arbres.
Le marquis se leva, et s’en alla du côté que lui avait indiqué Tellmarch.
C’était l’heure