Consuelo. George Sand
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Quand il se fut assuré qu’elle était bien seule, ne se trouvant pas encore tranquille, il entama la conversation à voix basse avec le barcarolle qui était en train de remiser la gondole de la prima donna sous la voûte destinée à cet usage. Moyennant quelques sequins, il le fit parler, et se convainquit bientôt qu’il ne s’était pas trompé en supposant que la Corilla avait pris un compagnon de route dans sa gondole. Mais il lui fut impossible de savoir qui était ce compagnon; le gondolier ne le savait pas. Bien qu’il eût vu cent fois Anzoleto aux alentours du théâtre et du palais Zustiniani, il ne l’avait pas reconnu dans l’ombre, sous l’habit noir et avec de la poudre.
Ce mystère impénétrable acheva de donner de l’humeur au comte. Il se fût consolé en persiflant son rival, seule vengeance de bon goût, mais aussi cruelle dans les temps de parade que le meurtre l’est aux époques de passions sérieuses. Il ne dormit pas; et avant l’heure où Porpora commençait son cours de musique au conservatoire des filles pauvres, il s’achemina vers la scuola di Mendicanti, dans la salle où devaient se rassembler les jeunes élèves.
La position du comte à l’égard du docte professeur avait beaucoup changé depuis quelques années. Zustiniani n’était plus l’antagoniste musical de Porpora, mais son associé, et son chef en quelque sorte; il avait fait des dons considérables à l’établissement que dirigeait ce savant maître, et par reconnaissance on lui en avait donné la direction suprême. Ces deux amis vivaient donc désormais en aussi bonne intelligence que pouvait le permettre l’intolérance du professeur à l’égard de la musique à la mode; intolérance qui cependant était forcée de s’adoucir à la vue des encouragements que le comte donnait de ses soins et de sa bourse à l’enseignement et à la propagation de la musique sérieuse. En outre, il avait fait représenter à San Samuel un opéra que ce maître venait de composer.
Mon cher maître, lui dit Zustiniani en l’attirant à l’écart, il faut que non seulement vous vous décidiez à vous laisser enlever pour le théâtre une de vos élèves, mais il faut encore que vous m’indiquiez celle qui vous paraîtra la plus propre à remplacer la Corilla. Cette cantatrice est fatiguée, sa voix se perd, ses caprices nous ruinent, le public est bientôt dégoûté d’elle. Vraiment nous devons songer à lui trouver une succeditrice. (Pardon, cher lecteur, ceci se dit en italien, et le comte ne faisait point un néologisme.)
– Je n’ai pas ce qu’il vous faut, répliqua sèchement Porpora.
– Eh quoi, maître, s’écria le comte, allez-vous retomber dans vos humeurs noires? Est-ce tout de bon qu’après tant de sacrifices et de dévouement de ma part pour encourager votre œuvre musicale, vous vous refusez à la moindre obligeance quand je réclame votre aide et vos conseils pour la mienne?
– Je n’en ai plus le droit, comte, répondit le professeur; et ce que je viens de vous dire est la vérité, dite par un ami, et avec le désir de vous obliger. Je n’ai point dans mon école de chant une seule personne capable de vous remplacer la Corilla. Je ne fais pas plus de cas d’elle qu’il ne faut; mais en déclarant que le talent de cette fille n’a aucune valeur solide à mes yeux, je suis forcé de reconnaître qu’elle possède un savoir-faire, une habitude, une facilité et une communication établie avec les sens du public qui ne s’acquièrent qu’avec des années de pratique, et que n’auront pas de longtemps d’autres débutantes.
– Cela est vrai, dit le comte; mais enfin nous avons formé la Corilla, nous l’avons vue commencer, nous l’avons fait accepter au public; sa beauté a fait les trois quarts de son succès, et vous avez d’aussi charmantes personnes dans votre école. Vous ne nierez pas cela, mon maître! Voyons, confessez que la Clorinda est la plus belle créature de l’univers!
– Mais affectée, mais minaudière, mais insupportable… Il est vrai que le public trouvera peut-être charmantes ces grimaces ridicules… mais elle chante faux, elle n’a ni âme, ni intelligence… Il est vrai que le public n’en a pas plus que d’oreilles… mais elle n’a ni mémoire, ni adresse, et elle ne se sauvera même pas du fiasco par le charlatanisme heureux qui réussit à tant de gens!»
En parlant ainsi, le professeur laissa tomber un regard involontaire sur Anzoleto, qui, à la faveur de son titre de favori du comte, et sous prétexte de venir lui parler, s’était glissé dans la classe, et se tenait à peu de distance, l’oreille ouverte à la conversation.
N’importe, dit le comte sans faire attention à la malice rancunière du maître; je n’abandonne pas mon idée. Il y a longtemps que je n’ai entendu la Clorinda. Faisons-la venir, et avec elle cinq ou six autres, les plus jolies que l’on pourra trouver. Voyons, Anzoleto, ajouta-t-il en riant, te voilà assez bien équipé pour prendre l’air grave d’un jeune professeur. Entre dans le jardin, et adresse-toi aux plus remarquables de ces jeunes beautés, pour leur dire que nous les attendons ici, monsieur le professeur et moi.
Anzoleto obéit; mais soit par malice, soit qu’il eût ses vues, il amena les plus laides, et c’est pour le coup que Jean-Jacques aurait pu s’écrier: «La Sofia était borgne, la Cattina était boiteuse.»
Ce quiproquo fut pris en bonne part, et, après qu’on en eut ri sous cape, on renvoya ces demoiselles avertir celles de leurs compagnes que désigna le professeur. Un groupe charmant vint bientôt, avec la belle Clorinda au centre.
La magnifique chevelure! dit le comte à l’oreille du professeur en voyant passer près de lui les superbes tresses blondes de cette dernière.
– Il y a beaucoup plus dessus que dedans cette tête», répondit le rude censeur sans daigner baisser la voix.
Après une heure d’épreuve, le comte, n’y pouvant plus tenir, se retira consterné en donnant des éloges pleins de grâces à ces demoiselles, et en disant tout bas au professeur:
Il ne faut point songer à ces perruches!
– Si votre seigneurie illustrissime daignait me permettre de dire un mot sur ce qui la préoccupe… articula doucement Anzoleto à l’oreille du comte en descendant l’escalier.
– Parle, reprit le comte; connaîtrais-tu cette merveille que nous cherchons?
– Oui, excellence.
– Et au fond de quelle mer iras-tu pêcher cette perle fine?
– Tout au fond de la classe où le malin professeur Porpora la tient cachée les jours où vous passez votre bataillon féminin en revue.
– Quoi? est-il dans la scuola un diamant dont mes yeux n’aient jamais aperçu l’éclat? Si maître Porpora m’a joué un pareil tour!…
– Illustrissime, le diamant dont je parle ne fait pas partie de la scuola. C’est une pauvre fille qui vient seulement chanter dans les chœurs quand on a besoin d’elle, et à qui le professeur donne des leçons particulières par charité, et plus encore par amour de l’art.
– Il faut donc que cette pauvre fille ait des facultés extraordinaires; car le professeur n’est pas facile à contenter, et il n’est pas prodigue de son temps et de sa peine. L’ai-je entendue quelquefois sans la connaître?
– Votre Seigneurie l’a entendue une fois, il y a bien longtemps, et lorsqu’elle n’était encore qu’un enfant. Aujourd’hui c’est une grande jeune fille, forte, studieuse, savante comme le professeur,