Les cinq sous de Lavarède. Paul d'Ivoi
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– Mais, monsieur Bouvreuil, c’est là une aggravation de peine non prévue par le Code costaricien… et je vous promets, moi, de faire des efforts dignes de Latude et du baron de Trenck pour échapper à la destinée dont vous me menacez.
– Faites tout ce que vous voudrez, vous n’y échapperez point… Nous vous tenons encore par d’autres moyens; mais je ne vous les dirai pas d’avance, ceux-là… Ah! vous avez peut-être eu tort de passer par ce pays, où don José commande en autocrate; où mon ami José est préfet, gouverneur, dictateur, en un mot!
– Comme il convient à tout fonctionnaire d’un pays libre, ajouta Lavarède.
Il donnait cependant raison à Bouvreuil. Oui, il avait eu une fâcheuse inspiration en venant ainsi se placer de lui-même dans les griffes de ses adversaires. Mais qu’y faire, à présent?… Se résigner pour ce soir, dormir et attendre à demain pour prendre un parti. C’est ce qu’il fit, lorsqu’on fut arrivé au rancho del Golfito.
Bouvreuil, bon prince, ne l’avait pas condamné à mourir de faim; sa victoire assurée avait même apprivoisé le vautour, et Lavarède soupa à la même table que miss Aurett, Murlyton, Moralès et «son futur beau-père». Par une faveur spéciale, les soldats de garde restèrent au dehors, et ce fut le muletier Hyeronimo qui servit plus particulièrement le Français; il ne lui ménagea pas le vin d’Espagne, très fort, comme on le boit communément dans le Centre-Amérique.
Le ranchero s’était distingué comme cuisinier; on sentait qu’il s’agissait de hauts personnages, et Concha, son épouse, avait mis les petits plats dans les grands. Le menu doit être conservé: c’était le premier de ce genre que dégustaient nos amis, et il fut inscrit sur les tablettes de la petite Anglaise:
Soupe de haricots noirs
aux biscuits de mer concassés;
Chapelet d’œufs d’iguane;
Rôti de jeunes perroquets;
Concombres à la sauce;
Confitures de goyaves, d’ananas, etc.
Le tout arrosé d’alicante, de val-de-peñas et d’aguardiente.
Il faut tout avouer en ce récit: le souper fut très joyeux; Murlyton fut très gris, et Lavarède le fut plus encore. Du moins, on doit le supposer; car il s’endormit à table, et les mozos furent obligés de le porter dans la chambre qui lui était destinée. On aurait tort de croire à une ruse de notre ami; non, il dormait réellement, il dormait comme pouvait le faire un pauvre diable à qui un narcotique avait été versé par les soins de ce Méphistophélès de Bouvreuil; il dormait si fort et si profondément qu’il n’entendit plus rien et qu’il ne s’aperçut point du tour pendable que lui joua l’homme dont il ne voulait pas devenir le gendre.
À pas de loup, vers minuit, Bouvreuil entra dans la chambre d’Armand. Les arrieros l’avaient déshabillé et couché. Il ronflait en faux-bourdon, comme un sonneur. Bruyante était la digestion des œufs d’iguane et des jeunes perroquets.
– Quoi que tu en aies dit, murmura le satanique propriétaire, tu ne continueras pas ton voyage.
Lentement, méthodiquement, il prit les vêtements du journaliste dont il fit un paquet, ne lui laissant que sa chemise, son caleçon et ses bottines. Ensuite, il sortit, lança le paquet de hardes au loin, dans un ravin de la sierra, et rentra se coucher, l’âme tranquille, ce qui lui permit de jouir d’un agréable repos.
C’était bien simple, en effet. Pour voyager, Armand pût-il échapper à la justice costaricienne, il lui faudrait des effets qu’il ne pouvait se procurer que contre espèces; dans tous les pays du monde, c’est obligatoire. Or, comme il n’avait que ses cinq sous, il avait chance de demeurer dans ce rancho perdu de Golfito un temps fort appréciable. Et, même s’il trouvait de l’argent, il manquait à la clause du testament. Lavarède était pris cette fois, et bien pris.
Lorsque, au matin, tout le monde s’éveilla, lorsque Murlyton et Aurett furent en selle et l’escorte à sa place, le capitaine Moralès constata l’absence de son prisonnier.
– Il dort encore, lui souffla Bouvreuil, il suffit de laisser un muletier et quelques soldats qui l’amèneront plus tard devant l’alcade de Cambo. Ne perdez pas de temps pour accomplir votre mission, qui est de conduire cette jeune Anglaise à don José, au château de la Cruz.
Un militaire ne connaît que sa consigne. Moralès s’exécuta. Au surplus, ce señor Français n’était pas dans le programme officiel; c’était par un hasard, dont avait su profiter Bouvreuil, qu’il s’était trouvé en plus dans la caravane attendue sous une hypothétique accusation de vol. Il était tout naturel que l’on se remit en marche sans lui.
Mais, dès le début de la route, miss Aurett, qui avait reconnu Bouvreuil depuis la veille, et qui connaissait la conversation échangée en chemin entre les deux ennemis, demanda d’un air dégagé où était M. Armand.
– Il cuve son vin, répondit le haineux personnage. Il est resté chez le ranchero, sous la garde du muletier Hyeronimo et de deux soldats.
– Mais je croyais que nous ne devions pas le quitter, tout au moins ne pas le perdre de vue?
– Aoh! c’est juste, fit Murlyton.
– Soyez sans crainte, riposta Bouvreuil. Il nous rejoindra dans la journée: sa garde a reçu les ordres nécessaires. Quant à nous, nous devons reconnaître la politesse de M. le Gouverneur en nous rendant sans retard à son aimable invitation.
Le soir même, le capitaine Moralès recevait les félicitations del señor Gobernador pour avoir bien amené au château les illustres personnes confiées à sa garde.
Ce que don José appelait pompeusement le château de la Cruz était une hacienda, entourée de plantations de café et close de haies épaisses de cactus. Elle était située sur la route conduisant d’abord aux mines d’or et de quartz, puis au port de Cambo, sa résidence officielle, sur le golfo Dulce.
Il commença par en faire les honneurs avec les formes d’un pur caballero; mais bientôt sa nature d’aventurier un peu sauvage se montra. Le civilisé disparaissait devant le despote qui se sentait tout permis. Carrément, brutalement, il demanda à sir Murlyton la main d’Aurett.
– Le padre (le curé) est là, dans la chapelle que j’ai fait dresser; et la cérémonie peut avoir lieu immédiatement.
– Ma fille est protestante, objecta sir Murlyton, voulant au moins gagner du temps; ce mariage n’aurait aucune valeur.
– Rien n’empêchera de le valider ensuite devant votre consul.
– Mais je refuse de me marier, moi!… s’écria la jeune fille, et vous n’oseriez pas contraindre la volonté d’une citoyenne anglaise.
– Je l’oserai, fit José avec un mauvais rire.
Sur un ordre bref, quatre soldats indiens entourèrent et ligotèrent Murlyton.
– Enfermez-le et parlez-lui raison, dit José… Qu’il se décide à donner son consentement.
Il avait prononcé ces derniers mots d’un ton perfide, en regardant de côté la pauvre petite miss Aurett.
– Monsieur,