L'enfance et l'adolescence. Tolstoy Leo

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L'enfance et l'adolescence - Tolstoy Leo

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se jeter aux pieds de mon grand-père et le conjura de lui rendre sa faveur, en lui promettant de renoncer à la folle idée qui s'était emparée d'elle, pour n'y jamais revenir.

      La fille du joueur de clarinette tint parole. A partir de ce jour Natachka fut appelée Nathalia Savichna, et elle porta un bonnet. Elle voua à sa jeune maîtresse tout l'amour dont son cœur était susceptible.

      Lorsque maman eut une institutrice, Nathalia Savichna reçut les clés de l'office et la surintendance du linge et des provisions. Elle remplit cette nouvelle charge avec le même zèle et le même dévouement. Elle se voua tout entière au service de ses maîtres, ne souffrant pas le moindre gaspillage, habile à surprendre le plus petit larcin, et veillant sans cesse aux intérêts de la maison.

      Lorsque maman se maria, elle voulut récompenser dignement Nathalia Savichna pour ses vingt années de service. Elle l'appela auprès d'elle, exprima dans les termes les plus flatteurs sa reconnaissance et son affection pour la niania, et en même temps lui glissa dans la main un papier timbré; c'était l'acte d'affranchissement. Maman ajouta que Nathalia recevrait une pension de 300 roubles par an, et qu'elle était libre de vivre avec nous ou de nous quitter, à son choix. La niania écouta ma mère sans mot dire, prit le papier et le regarda d'un air courroucé, grommela entre ses dents quelques paroles inintelligibles, puis sortit de la pièce en tapant la porte derrière elle. Maman ne comprit rien à cette boutade; tout étonnée, elle suivit Nathalia dans sa chambre. Elle trouva la niania assise sur un coffre, les yeux rouges de larmes, tordant son mouchoir entre ses mains, et contemplant d'un regard fixe le document déchiré, dont les morceaux étaient éparpillés sur le plancher.

      «Mais qu'avez-vous, chère Nathalia Savichna? demanda maman en lui prenant la main.

      – Rien, petite mère, répondit celle-ci… Il paraît que vous êtes bien dégoûtée de moi, puisque vous me chassez… C'est bon! Je m'en irai.» Elle dégagea vivement ses mains et, refoulant avec difficulté ses larmes, voulut sortir de la chambre. Maman s'élança pour la retenir, l'embrassa, et toutes les deux fondirent en larmes.

      Aussi loin que ma mémoire peut remonter, je me souviens de Nathalia Savichna, de sa sollicitude et de ses caresses; mais ce n'est que maintenant que je sais apprécier ses soins et sa tendresse. Alors il ne me venait jamais à l'idée que cette vieille femme était un être rare, admirable. Jamais elle ne parlait d'elle-même, elle s'oubliait toujours; toute sa vie n'était qu'un acte d'amour et un sacrifice de soi-même.

      J'étais si bien habitué à cette affection désintéressée, que je croyais que c'était une chose toute naturelle, qui allait de soi, et je n'en étais même pas reconnaissant. Jamais je ne me demandais: «Est-elle heureuse? est-elle contente?»

      Combien de fois, sous un prétexte, je m'échappais de la salle d'étude, aux heures des leçons, et je courais chez Nathalia Savichna! Je m'asseyais et je bavardais; je rêvais tout haut, sans être le moins du monde gêné par sa présence. Nathalia Savichna n'était jamais inoccupée; je la trouvais toujours tricotant des bas ou fouillant dans les bahuts dont sa chambre était garnie, ou encore inscrivant le linge. Elle prêtait une oreille complaisante à mon babillage; je lui contais comment, «lorsque je serais général, j'épouserais une femme d'une beauté admirable… j'aurais un cheval roux… je bâtirais une maison tout en verre… je ferais venir de la Saxe les parents de Karl Ivanovitch…» A tous ces enfantillages, elle répondait:

      «Oui, mon petit père, oui.»

      Ordinairement, quand je me levais pour sortir, elle ouvrait un bahut bleu; je vois encore maintenant, collées dans l'intérieur du couvercle, une image coloriée représentant un hussard, une vignette enlevée à un pot de pommade et un dessin de Volodia; elle sortait du coffre un aromate, y mettait le feu et, tout en l'agitant en l'air, disait: «C'est un parfum turc, mon petit père. Lorsque feu votre grand-père – qu'il repose en paix dans le ciel – est allé à la guerre contre les Turcs, il me l'a rapporté de là-bas. Il ne me reste plus que ce petit morceau,» ajoutait-elle avec un soupir.

      On trouvait de tout dans les bahuts de la niania; dès qu'il manquait quelque chose dans la maison on disait: Il faut le demander à Nathalia Savichna. Après quelques recherches dans ses coffres, elle apportait l'objet réclamé, en disant: «Voyez comme j'ai bien fait de le serrer.» Les bahuts renfermaient par milliers toutes les choses oubliées dont personne ne prenait soin, et dont tout le monde ignorait encore l'existence.

      Je me rappelle pourtant avoir été une fois dans ma vie très mécontent de Nathalia Savichna. Voici ce qui s'était passé: au dîner, en voulant verser du kwass2, je répandis sur la nappe le contenu du carafon.

      «Faites venir Nathalia Savichna, dit maman, elle aura le plaisir de réparer les maladresses de son favori.»

      La niania accourut aussitôt, et, en voyant la mare que je venais de faire, elle branla la tête; maman lui dit quelques mots à l'oreille, et elle sortit en me menaçant du doigt.

      Après le dîner, je m'élançai dans le salon en sautant. J'étais de la plus belle humeur, lorsque, tout à coup, Nathalia sortit de la porte de la salle à manger, la nappe tachée à la main, et, me courant dessus, me saisit, et, malgré ma résistance désespérée, me frotta le visage avec le linge humide en répétant: «C'est pour t'apprendre à salir la nappe.» Ma dignité fut à tel point blessée par ce procédé, que je me mis à pousser des cris de rage.

      «Comment! me disais-je à part moi en m'engouant de larmes, Nathalia Savichna, cette Nathalia me tutoie, et se permet de me frapper au visage avec une nappe mouillée, comme un garçon de service!.. C'est horrible!..»

      En m'entendant brailler de la sorte, Nathalia s'enfuit aussitôt, et moi, je continuai à me promener dans le salon en pensant à la meilleure manière de la punir de cette offense.

      Quelques minutes après, Nathalia Savichna revint; elle s'approcha de moi timidement et se mit à s'excuser:

      «Assez, petit père, ne pleurez pas … pardonnez à la vieille folle … c'est ma faute … mais vous me pardonnerez, mon petit chéri?.. Prenez ceci!..»

      Elle sortit de sous son châle un sac en papier rouge contenant deux caramels et une figue sèche, et me l'offrit d'une main tremblante.

      Je n'avais pas le courage de regarder la bonne vieille en face; je pris le cadeau en détournant la tête, et mes larmes coulèrent plus abondantes; ce n'étaient plus des larmes de colère, mais des larmes d'amour et de honte.

      Le lendemain de la partie de chasse, vers midi, la calèche et la britchka (sorte de calèche à demi-couverte) furent amenées devant le perron. Notre menin, Nicolas, était en costume de voyage: le pantalon rentré dans les bottes, et son vieux surtout étroitement serré autour de sa taille par une ceinture. Debout dans la britchka, il arrangeait les coussins et les manteaux sur les sièges et s'asseyait dessus en rebondissant pour les aplatir et les égaliser.

      Les valets de chambre, vêtus de surtouts, de cafetans ou de blouses, et sans chapeau; les femmes, en jupes de coutil, coiffées de mouchoirs rayés, avec des marmots dans leurs bras, et des enfants aux pieds nus réunis devant le perron, tout ce monde regardait les deux voitures et s'entretenait à voix basse.

      Un des postillons, – un vieillard tout courbé, en cafetan, et un bonnet d'hiver sur le chef, tenait à la main le timon de la calèche et examinait d'un air absorbé la roue de la voiture. L'autre, un jeune homme bien découplé, en chemise blanche aux goussets de coton rouge, les cheveux très blonds et frisés, se grattait la tête sous un chapeau de laine d'agneau à forme conique, qu'il tirait tantôt sur une oreille, tantôt sur l'autre.

      Il

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<p>2</p>

Boisson usitée en Russie.