L'enfance et l'adolescence. Tolstoy Leo

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L'enfance et l'adolescence - Tolstoy Leo

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la note de l'autre.

      Je peux affirmer que Karl Ivanovitch parlait sincèrement, car je connais son bon cœur; mais comment ses paroles peuvent-elles se concilier avec son compte, c'est, à l'heure qu'il est, un mystère pour moi.

      «Si vous avez de la peine à nous quitter, j'en aurai encore plus à me séparer de vous, répondit mon père, en lui donnant une tape amicale sur l'épaule; j'ai changé d'idée, vous resterez auprès des enfants…»

      Un peu avant le souper Gricha, l'insensé, vint de nouveau près de nous. Depuis qu'il était entré dans la maison, il n'avait pas cessé de soupirer et de pleurer, ce qui était un très mauvais signe, au dire de ceux qui croyaient à ses prophéties; cela présageait un malheur à notre maison. Il fit ses adieux ce soir-là, en disant que dès le lendemain il continuerait son pélerinage. Je fis signe à mon frère de me suivre, et je sortis.

      «Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il.

      – Veux-tu voir les chaînes de Gricha? Montons; Gricha couche dans la chambre à côté de la décharge. Nous nous tiendrons dans la décharge et nous pourrons tout voir.

      – Très bien … mais attends, je veux appeler Lioubotchka et Katienka.»

      Les petites filles accoururent, et nous montâmes. Après nous être disputés pour savoir qui entrerait le premier dans la décharge, nous nous tapîmes dans un coin, pour attendre ce qui allait arriver.

      Nous étions dans l'obscurité, et nous éprouvions un sentiment de malaise; serrés les uns contre les autres, nous restions sans mot dire. Tout de suite après nous, Gricha entra à pas lents. Il tenait d'une main son bâton et de l'autre une chandelle dans un bougeoir de cuivre. Nous retenions notre haleine.

      «Seigneur Jésus-Christ!.. Sainte Mère!..» répétait le fou avec de fortes aspirations, et sur différents tons; il se servait d'abréviations qui ne sont familières qu'à ceux qui emploient fréquemment ces mots.

      Après avoir, sans cesser de prier, posé son bâton dans un coin et examiné le lit, il se mit en devoir de se déshabiller. Il détacha sa vieille ceinture noire, puis se mit à enlever lentement son sarrau de nankin en lambeaux, le plia avec soin et le posa sur le dossier de la chaise. Son visage n'exprimait pas en ce moment, comme de coutume, l'agitation et l'hébétement; au contraire; il était calme, recueilli, et même majestueux. Ses mouvements étaient lents et réfléchis.

      Quand il eut quitté tous ses habits, et qu'il ne lui resta sur le corps que son linge, il se laissa tomber sur le lit, fit le signe de la croix dans toutes les directions et rajusta sous sa chemise ses lourdes chaînes; l'expression assombrie de son visage trahit un effort pénible.

      Après être resté un moment sur son séant et avoir examiné avec soin sa chemise déchirée en plusieurs places, il se leva et dit une prière, en soulevant le bougeoir à la hauteur d'une armoire vitrée renfermant les icônes. Il se signa devant les saints, puis il renversa la chandelle; elle s'éteignit avec un pétillement sonore.

      Un rayon de la lune, presque à son plein, frappa sur les fenêtres qui regardaient la forêt. La longue silhouette blanche de l'insensé était éclairée d'un côté par les pâles rayons d'argent de la lune, et mise en relief, de l'autre côté, par son ombre noire qui s'allongeait et, se confondant avec l'ombre des châssis, couvrait le plancher, les murs et montait jusqu'au plafond. Dans la cour, le veilleur frappa sur la feuille de cuivre.

      Gricha resta prosterné devant les images saintes, ses mains énormes croisées sur sa poitrine; il ne proférait pas une parole et poussait par intervalles de gros soupirs; puis il se laissa tomber à genoux avec difficulté, à cause des chaînes, et dit ses prières.

      D'abord il répéta doucement des prières connues, accentuant seulement quelques paroles; ensuite il les dit plus fort et avec une grande véhémence. Puis les mots sortirent avec effort parce qu'il cherchait à s'exprimer en slave. Ses paroles étaient incohérentes, mais elles étaient touchantes. Il pria pour tous ses bienfaiteurs, il désignait ainsi tous ceux qui l'accueillaient bien; nous étions de ce nombre ainsi que maman. Il pria pour lui-même, demandant à Dieu de lui pardonner ses péchés et de pardonner à ses ennemis. Il gémissait, se levait en répétant les mêmes invocations, retombait à terre, se relevait, malgré le contact froid des chaînes sur ses membres nus, s'agenouillait de nouveau et les faisait résonner sur le plancher avec un son sec et aigu.

      Volodia me pinça la jambe et me fit très mal, mais je n'y pris pas garde. Je frottai de la main la place endolorie, et je continuai à contempler Gricha, sans vouloir perdre un seul de ses gestes, saisi d'un mouvement de pitié et de vénération enfantines.

      Au lieu du spectacle burlesque et amusant auquel je m'attendais, j'avais le frisson, et mon cœur était plein d'effroi.

      Le fou se berça longtemps dans cette religieuse extase et improvisa des prières en sanglotant amèrement. Puis il se jeta de nouveau à genoux, et, les mains jointes sur sa poitrine, il se tut.

      Je passai la tête hors de la porte en retenant mon souffle. L'insensé ne bougea pas; de lourds soupirs déchiraient sa poitrine; dans la pupille trouble de son œil aveugle, la lune faisait reluire une larme.

      «Que ta volonté soit faite!» cria-t-il tout à coup avec une expression qu'on ne peut rendre; puis, il battit le plancher de son front et se mit à pleurer comme un enfant…

      Depuis ce temps beaucoup d'eau a coulé, beaucoup de souvenirs du passé ont perdu pour moi leur signification et se sont confondus dans mes rêveries. Le pèlerin Gricha, lui-même, a depuis longtemps accompli son dernier pèlerinage; mais l'impression qu'il a produite sur moi et les sentiments qu'il a éveillés ne s'éteindront jamais dans ma mémoire.

      L'attendrissement avec lequel j'écoutais le pauvre insensé ne pouvait durer longtemps; ma curiosité était satisfaite, et je m'aperçus que mes jambes étaient engourdies d'être restées si longtemps à la même place. Je voulus me rapprocher des autres enfants qui chuchotaient derrière moi et s'agitaient dans l'obscurité. Dans les mouvements que je fis, au hasard, je renversai une chaise cassée qui se trouvait dans la décharge. L'insensé releva la tête, regarda de tous côtés, en récitant des prières, et se mit à faire des signes de croix à tous les coins de la chambre. Nous nous échappâmes avec fracas de notre cachette.

      CHAPITRE VII

      NATHALIA SAVICHNA

      Vers le milieu du siècle dernier, on pouvait voir courir, dans le village que possédaient les parents de ma mère, une petite fille en robe de coutil, aux joues rouges, toujours pieds nus et toujours robuste et gaie. C'était Natachka. Son père était le joueur de clarinette de mon aïeul; à sa prière, et pour honorer ses mérites, mon grand-père fit entrer sa fille au nombre des servantes de ma grand'mère. Dans cette nouvelle position, Natachka fit preuve d'un bon caractère et montra beaucoup de zèle dans l'accomplissement de ses devoirs. Quand maman vint au monde, on lui donna Natachka pour niania, c'est-à-dire pour bonne. Elle mérita tous les éloges, en retour de la diligence et de la fidélité qu'elle apporta dans son service, et de l'attachement qu'elle témoigna à sa jeune maîtresse.

      Mais, un beau jour, la perruque poudrée et les souliers à boucles du jeune et agile valet de chambre, Foka, captivèrent le cœur faible mais aimant de Natachka. Elle prit le parti de venir implorer elle-même auprès de mon grand-père la permission de se marier avec son domestique.

      Grand-père vit dans cette demande une marque d'ingratitude; il se fâcha et, pour punir la pauvre Natachka, l'exila dans la basse cour d'un village éloigné, perdu dans la steppe.

      Cependant,

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