Histoire des salons de Paris. Tome 6. Abrantès Laure Junot duchesse d'

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Histoire des salons de Paris. Tome 6 - Abrantès Laure Junot duchesse d'

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me fait à moi?.. Ce serait une preuve d'esprit, une preuve que les préjugés sont secoués; or, un esprit dans ses langes ne sait jamais les briser.

MADAME DE CASEAUX

      Enfin, dites-nous donc vos convives.

M. DE RASTIGNAC

      Je vais recommencer: d'abord le maître du logis, sa grandeur monseigneur Charles-Maurice Talleyrand de Périgord, évêque d'Autun, ayant prêté le serment civique et religieux… ayant…

MA MÈRE

      Hippolyte… Hippolyte!..

M. DE RASTIGNAC

      Comment! je l'appelle monseigneur, et vous me grondez! mais c'est de l'injustice cela. C'est ce que ferait Pierre ou Armand. – Allons, pardonnez-moi, d'autant que je suis raisonnable, et que je prononce les R, moi; je ne donne ma parole d'honneur qu'intelligiblement. Et si je suis incroyable, ce n'est pas comme les autres confrères dans la mode.

MADAME DE CASEAUX

      Mon Dieu, Hippolyte, que vous êtes bavard! au fait.

M. DE RASTIGNAC

      M'y voici. Je suis sérieux. – Ainsi donc, M. de Talleyrand, le général Bernadotte, le général Kléber, le général Lemoine, M. Poulain-Grandpré, un M. Debry, Benjamin Constant… presque tout ce qui compose le corps diplomatique, que j'étais loin de croire aussi nombreux, deux ou trois inconnus, et votre très-humble, très-obéissant et très-dévoué serviteur. Ah! j'oubliais, et mon oncle16. Je crois que j'oublie encore M. de Castellane et son adorable femme. La perruque du mari et les yeux de celle-ci étaient encore plus de travers qu'à l'ordinaire.

MADAME DE FONTANGES

      Eh bien! que dites-vous de tout ce beau monde-là?

M. DE RASTIGNAC

      Je dis que c'était la plus étrange bigarrure du monde. Il y avait à cette table de M. de Talleyrand de toutes les opinions: il y avait des royalistes (saluant), à tous seigneurs tout honneur; il y avait des modérés; il y avait des sabreurs! il y avait des révolutionnaires; il y avait des directoriaux: c'est ainsi, vous le saurez, qu'on appelle les partisans de monseigneur Barras aujourd'hui. Au reste, on m'avait dit: Observez, et vous verrez de grandes choses. J'ai observé et n'ai rien vu. On a professé le plus grand dévouement au Directoire… et voilà tout. Mais le plus curieux, c'est le récit de ce qui s'est passé à l'armée d'Italie pour l'anniversaire du 14 juillet17; ce fut Bernadotte qui nous en fit le récit. Il parle bien, et M. de Talleyrand l'écoutait, sinon avec plaisir, du moins avec confiance dans l'impression qu'il devait produire. Il commença par nous débiter avec une grande emphase ce que le général Bonaparte avait dit à ses soldats: c'est un peu blasphémant; mais enfin, puisque l'évêque l'a entendu, et même avec plaisir… À propos, n'a-t-il pas été excommunié?

MADAME DE LOSTANGES

      Qui cela?

M. DE RASTIGNAC

      Mais M. de Talleyrand, l'évêque d'Autun…

MADAME DE CASEAUX

      Hippolyte, je déclare que vous êtes insupportable… Madame de Permon, faites-le donc taire.

MA MÈRE

      Mais pour raconter il faut bien qu'il parle. Je lui dirai seulement qu'il me fait de la peine en parlant ainsi.

M. DE RASTIGNAC, baisant la main qu'elle lui donne

      Oh! je serai et ferai tout ce que vous voudrez. Je continue donc, et vous serez contente.

MADAME DE LOSTANGES

      Eh bien! ce petit Bonaparte, qu'est-ce donc qu'il disait? Je déteste cet homme-là depuis que je sais qu'il a fait emprisonner ce pauvre Marchésy!

M. DE RASTIGNAC

      Il a fait, à ce qu'il paraît, une proclamation ou plutôt un discours à ses troupes: «Soldats, leur a-t-il dit avec cette voix puissante qui va, dit-on, au fond des âmes, soldats, je sais que vous êtes affectés des malheurs de la patrie; mais la patrie ne peut courir des dangers réels: ces mêmes hommes qui la font victorieuse de toute l'Europe coalisée contre elle SONT LÀ. Des montagnes nous séparent de la France: vous les franchiriez avec la rapidité de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la liberté, protéger le Gouvernement et les républicains… Dès que les royalistes se montreront à nous, ils seront vaincus.»

      Le soir il y eut un dîner où toutes les autorités du pays assistèrent, mais où cependant, comme partout et toujours, dominaient les hommes de l'armée. Bonaparte, à ce qu'il paraît, connaît bien le cœur humain. Il y a eu des toasts de portés. Augereau a rappelé à Bernadotte qu'il les oubliait. C'est important, lui dit-il.

      – Vous avez raison, reprit le général Bernadotte en souriant avec une grande grâce. En tout cet homme-là plairait beaucoup, s'il parlait un peu moins république.

      – Imbécile! et de quoi veux-tu donc qu'il parle? dit une voix moqueuse derrière M. de Rastignac: c'était celle du marquis d'Hautefort, qui, avec M. de Lauraguais, était entré sans être annoncé, les portes étant toutes ouvertes en raison de la chaleur.

M. DE RASTIGNAC

      Ah! ah! mon oncle, c'est vous! Eh bien! est-ce que M. de Talleyrand n'a pas en moi un bon faiseur de bulletins?..

LE MARQUIS D'HAUTEFORT

      Si ce n'est que tu es trop indulgent. Avez-vous une idée arrêtée sur un homme, madame, qui met ensemble Kléber, Augereau, Thibaudeau, et plusieurs autres hommes fort remarquables sans doute. Mais quelle nécessité de nous faire dîner ensemble? Nous ne déteindrons pas les uns sur les autres, je le lui jure. Quoi qu'il en soit, il a fait une impertinence à son parti ou au nôtre.

MADAME DE LOSTANGES

      Avec tout cela nous n'avons pas eu les toasts; j'y tiens.

LE MARQUIS D'HAUTEFORT

      Qu'il continue: car, pour moi, j'ai bu le vin de Champagne, mais je n'ai pas écouté les paroles de l'air.

M. DE RASTIGNAC

      Je les ai, moi, fort bien retenues. Le général Lannes a dit:

      «À la destruction du club de Clichy18!» Les infâmes! ils veulent encore des révolutions! Que le sang des patriotes qu'ils font assassiner retombe sur leurs têtes.

      Le colonel Junot, colonel de Berchini: «À la République! puisse-t-elle être toujours florissante et ses armées toujours victorieuses!.. Gloire à la République!» Le général Alexandre Berthier, chef d'état-major: «À la Constitution de l'an III! au Directoire exécutif de la République! Qu'il anéantisse les contre-révolutionnaires qui ne se cachent plus!»

      – Mais une chose remarquable, a dit le général Bernadotte, c'est cette universalité du même cri. Au même instant qu'au quartier-général on portait ce toast, le même vœu était exprimé par les soldats, et ce cri fut poussé comme par une seule voix… «Guerre à mort aux royalistes! fidélité inviolable au gouvernement républicain et à la Constitution de l'an III!»

      – Ah! messieurs, guerre à mort. Eh bien! nous verrons!.. (en serrant ses poings et se promenant).

MADAME DE CASEAUX, avec douceur

      Allons, la paix! la paix!.. C'est si doux, si bon, la paix. Allons, Hippolyte, n'avez-vous plus rien à dire sur votre beau dîner de M. de Talleyrand?

M. DE RASTIGNAC

      Je vous demande bien pardon, j'ai mille choses encore à raconter; mais vous me permettrez une émotion passagère, n'est-ce pas?..

MADAME DE CASEAUX

      Oui, oui.

M. DE RASTIGNAC

      Eh

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<p>16</p>

Le marquis d'Hautefort, un homme extrêmement spirituel, et spirituel avec de la gaîté et du mouvement. Il allait souvent chez ma mère; il était très-vieux alors.

<p>17</p>

25 messidor de l'an V.

<p>18</p>

Lannes était républicain enragé, comme on les nommait alors.