Récits d'une tante (Vol. 1 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond

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Récits d'une tante (Vol. 1 de 4) - Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond

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sa tendresse se portait sur Consalvi qu'il traitait comme un fils; il ne pouvait se passer un moment d'Ercole, ainsi qu'il l'appelait à chaque instant, et le pauvre Ercole en était souvent bien ennuyé.

      Le cardinal était alors furieux contre sa belle-sœur, la comtesse d'Albany, qui avait accepté une pension de la Cour de Londres; il en parlait avec une fort belle dignité royale très blessée. Depuis, lui-même a eu recours à la munificence anglaise. Tant il est vrai qu'en temps de révolution il est bien difficile de préciser d'avance ce à quoi on peut être amené. Certainement, à cette époque, le cardinal croyait de bonne foi qu'il aimerait mieux mourir que de se voir sur la liste des pensionnaires de l'Angleterre, et pourtant il a sollicité d'y être placé.

      Je me rappelle une aventure qui fit du bruit à Rome. Monsieur Wilbraham Bootle, jeune anglais, distingué par sa position sociale, sa figure, son esprit, et possesseur d'une immense fortune, y devint amoureux d'une miss Taylor qui était jolie, mais n'avait aucun autre avantage à apporter à son époux. Cependant monsieur Wilbraham Bootle brigua ce titre et obtint facilement son consentement. Le jour du mariage était fixé. À un grand dîner chez lord Camelford, on parla d'une ascension faite le matin à la croix posée sur le dôme de Saint-Pierre. La communication de la boule à la croix était extérieure. Monsieur Wilbraham Bootle dit que, sujet à des vertiges, il ne pourrait pas faire l'entreprise d'y arriver, et que rien au monde ne le déciderait à la tenter.

      «Rien au monde, dit miss Taylor.

      « – Non, en vérité.

      « – Quoi, pas même si je vous le demandais?

      « – Vous ne me demanderiez pas une chose pour laquelle j'avoue franchement ma répugnance.

      « – Pardonnez-moi, je vous le demande; je vous en prie; s'il le faut, je l'exige.»

      Monsieur Wilbraham Bootle chercha à tourner la chose en plaisanterie, mais miss Taylor insista, malgré les efforts de lord Camelford. Toute la compagnie prit rendez-vous pour se trouver le surlendemain à Saint-Pierre et assister à l'épreuve imposée au jeune homme. Il l'accomplit avec beaucoup de calme et de sang-froid. Lorsqu'il redescendit, la triomphante beauté s'avança vers lui, la main étendue; il la prit, la baisa, et lui dit:

      «Miss Taylor, j'ai obéi au caprice d'une charmante personne. Maintenant, permettez-moi, en revanche, de vous offrir un conseil: quand vous tiendrez à conserver le pouvoir, n'en abusez jamais. Je vous souhaite mille prospérités; recevez mes adieux.»

      Sa voiture de poste l'attendait sur la place de Saint-Pierre; il monta dedans et quitta Rome. Miss Taylor eut tout le loisir de regretter sa sotte exigence. Dix ans après, je l'ai revue encore fille; j'ignore ce qu'elle est devenue depuis.

      Je voyais souvent madame Lebrun ou plutôt sa fille. Elle était une de mes camarades de jeu. Madame Lebrun, très bonne personne, était encore jolie, toujours assez sotte, avait un talent distingué, et possédait à l'excès toutes les petites minauderies auxquelles son double titre d'artiste et de jolie femme lui donnait droit. Si le mot de petite maîtresse n'était pas devenu d'aussi mauvais goût que les façons qu'on lui prête, on pourrait le lui appliquer.

      Le cardinal Corradini, oncle de Consalvi, possédait à Albano une petite maison qu'il prêta à ma mère et où nous passâmes deux étés. Je conserve un assez faible souvenir de ce ravissant pays, mais un très vif du plaisir que j'avais à y monter sur l'âne du jardinier.

      Vers le commencement de 1792, arriva à Rome sir John Legard avec sa femme, miss Aston, cousine germaine de ma mère. Cette relation de famille amena promptement une grande intimité. Les ressources que mes parents avaient apportées de France s'épuisaient. Un seul quartier de la pension donnée par le Roi avait été payé. Le chevalier Legard leur demanda de l'accompagner à Naples, et de retourner ensuite avec lui dans son manoir de Yorkshire où il leur offrait la plus généreuse et la plus amicale hospitalité. Mes parents acceptèrent de passer avec lui quelque temps à Naples, sans s'engager au delà. Le chevalier Legard n'insista pas.

      Nous restâmes dix mois à Naples. Ma mère fut très accueillie et fort goûtée par la Reine qui lui faisait conter la Cour de France et tout ce commencement de la Révolution, si intéressant pour elle et comme reine et comme sœur.

      J'étais admise auprès des princesses ses filles, et c'est là où a commencé ma liaison, si j'ose me servir de cette expression, avec la princesse Amélie, depuis reine des Français. Nous parlions français et anglais, nous lisions ensemble, j'allais passer des journées avec elle à Portici et à Caserte. Elle me distinguait de toutes ses autres petites compagnes. J'étais moins en rapport avec ses sœurs, quoique nous fussions presque aussi souvent ensemble.

      Cependant, après madame Amélie, j'aimais assez madame Antoinette, depuis princesse des Asturies. Quant à madame Christine, qui est devenue reine de Sardaigne, nous l'excluions de tous nos plaisirs auxquels, quoique plus âgée, elle aurait volontiers pris part. Les deux princesses aînées, l'Impératrice et la grande-duchesse de Toscane, étaient mariées à cette époque.

      Il y avait beaucoup d'étrangers à Naples, et je crois qu'on s'y amusait; pour moi, comme de raison, je ne prenais que peu de part à ces gaietés. On me menait quelquefois à l'Opéra. J'étais déjà bonne musicienne, et je commençais à avoir une assez belle voix dont Cimarosa s'était enthousiasmé. Il ne donnait pas de leçons, mais il venait fréquemment me faire chanter et m'avait donné un maître qu'il dirigeait.

      Le moment de quitter Naples approchait. Le chevalier Legard demanda derechef à mes parents de le suivre en Angleterre. Les communications avec Saint-Domingue, dont on espérait encore quelques secours, y étaient plus faciles. Mon père avait conservé en Hollande tout son mobilier d'ambassade dont on pouvait tirer quelque parti. Enfin, et au pis aller, sir John Legard offrait chez lui, avec toute la délicatesse possible, une retraite honorable. Pendant les dix mois que nous avions passés à Naples, il avait comblé mes parents de toutes les marques d'amitié. En restant en Italie, nous devions tomber incessamment à la charge de Mesdames. Elles-mêmes commençaient à se trouver dans la gêne, et leurs entours ne verraient pas volontiers une nouvelle famille s'installer dans leur commensalité.

      Toutes ces réflexions décidèrent mes parents à accepter les offres pressantes du chevalier Legard, après en avoir obtenu l'agrément de madame Adélaïde. Elle consentit à leur départ, en ajoutant que, s'ils ne trouvaient pas à s'établir en Angleterre, tant qu'elle aurait un morceau de pain, elle le partagerait avec eux. La reine de Naples essaya de conserver ma mère à Naples; elle lui offrit même une petite pension, mais alors on espérait encore dans ses propres ressources. La Reine, d'ailleurs, passait pour capricieuse, et la faveur de lady Hamilton commençait. Cette lady Hamilton a eu une si fâcheuse célébrité que je crois devoir en parler.

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