Le barbier de Séville; ou, la précaution inutile. Pierre Augustin Caron de Beaumarchais

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Le barbier de Séville; ou, la précaution inutile - Pierre Augustin Caron de Beaumarchais

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J'ai vu cet Abbé-là quelque part. (Il se relève.)

LE COMTE, à part

      Cet homme ne m'est pas inconnu.

FIGARO

      Eh non, ce n'est pas un Abbé! Cet air altier et noble…

LE COMTE

      Cette tournure grotesque…

FIGARO

      Je ne me trompe point, c'est le Comte Almaviva.

LE COMTE

      Je crois que c'est ce coquin de Figaro.

FIGARO

      C'est lui-même, Monseigneur.

LE COMTE

      Maraud! si tu dis un mot…

FIGARO

      Oui, je vous reconnois; voilà les bontés familieres dont vous m'avez toujours honoré.

LE COMTE

      Je ne te reconnoissois pas, moi. Te voilà si gros et si gras…

FIGARO

      Que voulez-vous, Monseigneur! c'est la misère.

LE COMTE

      Pauvre petit! Mais que fais-tu à Séville? Je t'avois autrefois recommandé dans les Bureaux pour un emploi.

FIGARO

      Je l'ai obtenu, Monseigneur, et ma reconnoissance…

LE COMTE

      Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas30, à mon déguisement, que je veux être inconnu?

FIGARO

      Je me retire.

LE COMTE

      Au contraire. J'attends ici quelque chose; et deux hommes qui jasent sont moins suspects qu'un seul qui se promene. Ayons l'air de jaser. Eh bien, cet emploi?

FIGARO31

      Le Ministre, ayant égard à la recommandation de votre Excellence, me fit nommer sur le champ Garçon Apothicaire.

LE COMTE

      Dans les hôpitaux de l'Armée?

FIGARO

      Non; dans les haras d'Andalousie32.

LE COMTE, riant

      Beau début!

FIGARO

      Le poste n'étoit pas mauvais; parce qu'ayant le district des pansemens et des drogues, je vendois souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval…

LE COMTE

      Qui tuoient les sujets du Roi!

FIGARO

      Ah, ah, il n'y a point de remede universel: mais qui n'ont pas laissé de guérir quelquefois33 des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats.

LE COMTE

      Pourquoi donc l'as-tu quitté?

FIGARO

      Quitté? C'est bien lui-même; on m'a desservi auprès des Puissances.

L'envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide…LE COMTE

      Oh grace! grace, ami! Est-ce que tu fais aussi des vers? Je t'ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.

FIGARO

      Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au Ministre que je faisois, je puis dire assez joliment, des bouquets à Cloris, que j'envoyois des énigmes aux Journaux, qu'il couroit des Madrigaux de ma façon; en un mot, quand il a su que j'étois imprimé tout vif, il a pris la chose au tragique, et m'a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l'amour des Lettres est incompatible avec l'esprit des affaires.

LE COMTE

      Puissamment raisonné! et tu ne lui fis pas représenter…

FIGARO

      Je me crus trop heureux d'en être oublié; persuadé qu'un Grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.

LE COMTE

      Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu'à mon service tu étois un assez mauvais sujet.

FIGARO

      Eh mon Dieu, Monseigneur, c'est qu'on veut que le pauvre soit sans défaut.

LE COMTE

      Paresseux, dérangé…

FIGARO

      Aux vertus qu'on exige dans un Domestique34, votre Excellence connoît-elle beaucoup de Maîtres qui fussent dignes d'être Valets?

LE COMTE, riant

      Pas mal. Et tu t'es retiré en cette Ville?

FIGARO

      Non pas tout de suite35.

LE COMTE, l'arrêtant

      Un moment… J'ai cru que c'étoit elle… Dis toujours, je t'entends de reste.

FIGARO

      De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talens littéraires, et le théâtre me parut un champ d'honneur…

LE COMTE

      Ah! miséricorde!

FIGARO36

      (Pendant sa réplique, le Comte regarde avec attention du côté de la jalousie.)

      En vérité, je ne sais comment je n'eus pas le plus grand succès, car j'avois rempli le parterre des plus excellens Travailleurs; des mains… comme des battoirs; j'avois interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissemens sourds; et d'honneur, avant la Pièce, le Café m'avoit paru dans les meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de la cabale…

LE COMTE

      Ah! la cabale! Monsieur l'Auteur tombé!

FIGARO

      Tout comme un autre: pourquoi pas? Ils m'ont sifflé; mais si jamais je puis les rassembler…

LE COMTE

      L'ennui te vengera bien d'eux?

FIGARO

      Ah! comme je leur en garde, morbleu!

LE COMTE

      Tu jures! Sais-tu qu'on n'a que vingt-quatre heures au Palais pour maudire ses Juges?

FIGARO

      On a vingt-quatre ans au théâtre; la vie est trop courte pour user d'un pareil ressentiment.

LE COMTE37

      Ta joyeuse colère me réjouit. Mais tu ne me dis pas ce qui t'a fait quitter Madrid.

FIGARO

      C'est mon bon ange, Excellence, puisque je suis assez heureux pour retrouver mon ancien Maître. Voyant à Madrid que la république des Lettres étoit celle des loups38, toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les Insectes, les Moustiques, les Cousins, les Critiques, les Maringouins39, les Envieux, les Feuillistes40, les Libraires, les Censeurs, et tout ce qui s'attache à la peau des malheureux Gens de Lettres, achevoit de déchiqueter et sucer le peu de substance qui leur restoit; fatigué d'écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abymé de dettes et léger d'argent; à la fin41,

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<p>30</p>

Variante 6.

<p>31</p>

Variante 7.

<p>32</p>

Variante 8.

<p>33</p>

Variante 9.

<p>34</p>

Variante 10.

<p>35</p>

Variante 11.

<p>36</p>

Variante 12.

<p>37</p>

Variante 13.

<p>38</p>

Variante 14.

<p>39</p>

Mot fabriqué par Beaumarchais à l'adresse du censeur Marin, l'un de ses adversaires dans l'affaire Goëzmann.

<p>40</p>

Encore un mot inventé pour désigner les journalistes, les critiques, etc., qu'il appelle encore «les puces» dans le manuscrit du Théâtre-Français.

<p>41</p>

Variante 15.