La religieuse. Dénis Diderot

Чтение книги онлайн.

Читать онлайн книгу La religieuse - Dénis Diderot страница 12

La religieuse - Dénis Diderot

Скачать книгу

prêter à aucune action surérogatoire, celles d'obligation ne me paraissant déjà que trop dures; de ne monter à l'orgue que les jours de fête; de ne chanter que quand je serais de chœur; de ne plus souffrir qu'on abusât de ma complaisance et de mes talents, et qu'on me mît à tout et à tous les jours. Je lus les constitutions, je les relus, je les savais par cœur; si l'on m'ordonnait quelque chose, ou qui n'y fût pas exprimé clairement, ou qui n'y fût pas, ou qui m'y parût contraire, je m'y refusais fermement; je prenais le livre, et je disais: «Voilà les engagements que j'ai pris, et je n'en ai point pris d'autres.»

      Mes discours en entraînèrent quelques-unes. L'autorité des maîtresses se trouva très-bornée; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scène d'éclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient: et j'étais toujours pour la règle contre le despotisme. J'eus bientôt l'air, et peut-être un peu le jeu d'une factieuse. Les grands vicaires de M. l'archevêque étaient sans cesse appelés; je comparaissais, je me défendais, je défendais mes compagnes; et il n'est pas arrivé une seule fois qu'on m'ait condamnée, tant j'avais d'attention à mettre la raison de mon côté: il était impossible de m'attaquer du côté de mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites grâces qu'une supérieure est toujours libre d'accorder ou de refuser, je n'en demandais point. Je ne paraissais point au parloir; et des visites, ne connaissant personne, je n'en recevais point. Mais j'avais brûlé mon cilice et jeté là ma discipline; j'avais conseillé la même chose à d'autres; je ne voulais entendre parler jansénisme, ni molinisme, ni en bien, ni en mal. Quand on me demandait si j'étais soumise à la Constitution, je répondais que je l'étais à l'Église; si j'acceptais la bulle… que j'acceptais l'Évangile. On visita ma cellule; on y découvrit l'Ancien et le Nouveau Testament. Je m'étais échappée en discours indiscrets sur l'intimité suspecte de quelques-unes des favorites; la supérieure avait des tête-à-tête longs et fréquents avec un jeune ecclésiastique, et j'en avais démêlé la raison et le prétexte. Je n'omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me perdre; et j'en vins à bout. On ne se plaignit plus de moi aux supérieurs, mais on s'occupa à me rendre la vie dure. On défendit aux autres religieuses de m'approcher; et bientôt je me trouvai seule; j'avais des amies en petit nombre: on se douta qu'elles chercheraient à se dédommager à la dérobée de la contrainte qu'on leur imposait, et que, ne pouvant s'entretenir le jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou à des heures défendues; on nous épia: on me surprit, tantôt avec l'une, tantôt avec une autre; l'on fit de cette imprudence tout ce qu'on voulut, et j'en fus châtiée de la manière la plus inhumaine; on me condamna des semaines entières à passer l'office à genoux, séparée du reste, au milieu du chœur; à vivre de pain et d'eau; à demeurer enfermée dans ma cellule; à satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles qu'on appelait mes complices n'étaient guère mieux traitées. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on m'en supposait; on me donnait à la fois des ordres incompatibles, et l'on me punissait d'y avoir manqué; on avançait les heures des offices, des repas; on dérangeait à mon insu toute la conduite claustrale, et avec l'attention la plus grande, je me trouvais coupable tous les jours, et j'étais tous les jours punie. J'ai du courage; mais il n'en est point qui tienne contre l'abandon, la solitude et la persécution. Les choses en vinrent au point qu'on se fit un jeu de me tourmenter; c'était l'amusement de cinquante personnes liguées. Il m'est impossible d'entrer dans tout le petit détail de ces méchancetés; on m'empêchait de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait quelques parties de mon vêtement; une autre fois c'étaient mes clefs ou mon bréviaire; ma serrure se trouvait embarrassée; ou l'on m'empêchait de bien faire, ou l'on dérangeait les choses que j'avais bien faites; on me supposait des discours et des actions; on me rendait responsable de tout, et ma vie était une suite de délits réels ou simulés, et de châtiments.

      Ma santé ne tint point à des épreuves si longues et si dures; je tombai dans l'abattement, le chagrin et la mélancolie. J'allais dans les commencements chercher de la force et de la résignation au pied des autels, et j'y en trouvais quelquefois. Je flottais entre la résignation et le désespoir, tantôt me soumettant à toute la rigueur de mon sort, tantôt pensant à m'en affranchir par des moyens violents. Il y avait au fond du jardin un puits profond; combien de fois j'y suis allée! combien j'y ai regardé de fois! Il y avait à côté un banc de pierre; combien de fois je m'y suis assise, la tête appuyée sur le bord de ce puits! Combien de fois, dans le tumulte de mes idées, me suis-je levée brusquement et résolue à finir mes peines! Qu'est-ce qui m'a retenue? Pourquoi préférais-je alors de pleurer, de crier à haute voix, de fouler mon voile aux pieds, de m'arracher les cheveux, et de me déchirer le visage avec les ongles? Si c'était Dieu qui m'empêchait de me perdre, pourquoi ne pas arrêter aussi tous ces autres mouvements?

      Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra fort étrange peut-être, et qui n'en est pas moins vraie, c'est que je ne doute point que mes visites fréquentes vers ce puits n'aient été remarquées, et que mes cruelles ennemies ne se soient flattées qu'un jour j'accomplirais un dessein qui bouillait au fond de mon cœur. Quand j'allais de ce côté, on affectait de s'en éloigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois j'ai trouvé la porte du jardin ouverte à des heures où elle devait être fermée, singulièrement les jours où l'on avait multiplié sur moi les chagrins; l'on avait poussé à bout la violence de mon caractère, et l'on me croyait l'esprit aliéné. Mais aussitôt que je crus avoir deviné que ce moyen de sortir de la vie était pour ainsi dire offert à mon désespoir, qu'on me conduisait à ce puits par la main, et que je le trouverais toujours prêt à me recevoir, je ne m'en souciai plus; mon esprit se tourna vers d'autres côtés; je me tenais dans les corridors et mesurais la hauteur des fenêtres; le soir, en me déshabillant, j'essayais, sans y penser, la force de mes jarretières; un autre jour, je refusais le manger; je descendais au réfectoire, et je restais le dos appuyé contre la muraille, les mains pendantes à mes côtés, les yeux fermés, et je ne touchais pas aux mets qu'on avait servis devant moi; je m'oubliais si parfaitement dans cet état, que toutes les religieuses étaient sorties, et que je restais. On affectait alors de se retirer sans bruit, et l'on me laissait là; puis on me punissait d'avoir manqué aux exercices. Que vous dirai-je? on me dégoûta de presque tous les moyens de m'ôter la vie, parce qu'il me sembla que, loin de s'y opposer, on me les présentait. Nous ne voulons pas, apparemment, qu'on nous pousse hors de ce monde, et peut-être n'y serais-je plus, si elles avaient fait semblant de m'y retenir. Quand on s'ôte la vie, peut-être cherche-t-on à désespérer les autres, et la garde-t-on quand on croit les satisfaire; ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement en nous. En vérité, s'il est possible que je me rappelle mon état, quand j'étais à côté du puits, il me semble que je criais au dedans de moi à ces malheureuses qui s'éloignaient pour favoriser un forfait: «Faites un pas de mon côté, montrez-moi le moindre désir de me sauver, accourez pour me retenir, et soyez sûres que vous arriverez trop tard.» En vérité, je ne vivais que parce qu'elles souhaitaient ma mort. L'acharnement à nuire, à tourmenter, se lasse dans le monde; il ne se lasse point dans les cloîtres.

      J'en étais là lorsque, revenant sur ma vie passée, je songeai à faire résilier mes vœux. J'y rêvai d'abord légèrement. Seule, abandonnée, sans appui, comment réussir dans un projet si difficile, même avec les secours qui me manquaient? Cependant cette idée me tranquillisa; mon esprit se rassit; je fus plus à moi; j'évitai des peines, et je supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce changement, et l'on en fut étonné; la méchanceté s'arrêta tout court, comme un ennemi lâche qui vous poursuit et à qui l'on fait face au moment où il ne s'y attend pas. Une question, monsieur, que j'aurais à vous faire, c'est pourquoi, à travers toutes les idées funestes qui passent par la tête d'une religieuse désespérée, celle de mettre le feu à la maison ne lui vient point. Je ne l'ai point eue, ni d'autres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter: il ne s'agit, un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bûcher, dans un corridor. Il n'y a point de couvents de brûlés; et cependant dans ces événements les portes s'ouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce pas qu'on craint le péril pour soi et pour celles qu'on aime, et qu'on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles qu'on hait? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie.

Скачать книгу