La religieuse. Dénis Diderot

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La religieuse - Dénis Diderot

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était bien vrai que j'eusse fait profession; je voulus voir la signature de mes vœux: il fallut joindre à ces preuves le témoignage de toute la communauté, celui de quelques étrangers qu'on avait appelés à la cérémonie. M'adressant plusieurs fois à la supérieure, je lui disais: «Cela est donc bien vrai?..» et je m'attendais toujours qu'elle m'allait répondre: «Non, mon enfant; on vous trompe…» Son assurance réitérée ne me convainquait pas, ne pouvant concevoir que dans l'intervalle d'un jour entier, aussi tumultueux, aussi varié, si plein de circonstances singulières et frappantes, je ne m'en rappelasse aucune, pas même le visage de celles qui m'avaient servie, ni celui du prêtre qui m'avait prêchée, ni de celui qui avait reçu mes vœux; le changement de l'habit religieux en habit du monde est la seule chose dont je me ressouvienne; depuis cet instant j'ai été ce qu'on appelle physiquement aliénée. Il a fallu des mois entiers pour me tirer de cet état; et c'est à la longueur de cette espèce de convalescence que j'attribue l'oubli profond de ce qui s'est passé: c'est comme ceux qui ont souffert une longue maladie, qui ont parlé avec jugement, qui ont reçu les sacrements, et qui, rendus à la santé, n'en ont aucune mémoire. J'en ai vu plusieurs exemples dans la maison; et je me suis dit à moi-même: «Voilà apparemment ce qui m'est arrivé le jour que j'ai fait profession.» Mais il reste à savoir si ces actions sont de l'homme, et s'il y est, quoiqu'il paraisse y être.

      Je fis dans la même année trois pertes intéressantes: celle de mon père, ou plutôt de celui qui passait pour tel; il était âgé, il avait beaucoup travaillé; il s'éteignit: celle de ma supérieure, et celle de ma mère.

      Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher; elle se condamna au silence; elle fit porter sa bière dans sa chambre; elle avait perdu le sommeil, et elle passait les jours et les nuits à méditer et à écrire: elle a laissé quinze méditations qui me semblent à moi de la plus grande beauté; j'en ai une copie. Si quelque jour vous étiez curieux de voir les idées que cet instant suggère, je vous les communiquerais; elles sont intitulées: Les derniers instants de la Sœur de Moni.

      À l'approche de sa mort, elle se fit habiller, elle était étendue sur son lit: on lui administra les derniers sacrements; elle tenait un christ entre ses bras. C'était la nuit; la lueur des flambeaux éclairait cette scène lugubre. Nous l'entourions, nous fondions en larmes, sa cellule retentissait de cris, lorsque tout à coup ses yeux brillèrent; elle se releva brusquement, elle parla; sa voix était presque aussi forte que dans l'état de santé; le don qu'elle avait perdu lui revint: elle nous reprocha des larmes qui semblaient lui envier un bonheur éternel. «Mes enfants, votre douleur vous en impose. C'est là, c'est là, disait-elle en montrant le ciel, que je vous servirai; mes yeux s'abaisseront sans cesse sur cette maison; j'intercéderai pour vous, et je serai exaucée. Approchez toutes, que je vous embrasse, venez recevoir ma bénédiction et mes adieux…» C'est en prononçant ces dernières paroles que trépassa cette femme rare, qui a laissé après elle des regrets qui ne finiront point.

      Ma mère mourut au retour d'un petit voyage qu'elle fit, sur la fin de l'automne, chez une de ses filles. Elle eut du chagrin, sa santé avait été fort affaiblie. Je n'ai jamais su ni le nom de mon père, ni l'histoire de ma naissance. Celui qui avait été son directeur et le mien, me remit de sa part un petit paquet; c'étaient cinquante louis avec un billet, enveloppés et cousus dans un morceau de linge. Il y avait dans ce billet:

      «Mon enfant, c'est peu de chose; mais ma conscience ne me permet pas de disposer d'une plus grande somme; c'est le reste de ce que j'ai pu économiser sur les petits présents de M. Simonin. Vivez saintement, c'est le mieux, même pour votre bonheur dans ce monde. Priez pour moi; votre naissance est la seule faute importante que j'aie commise; aidez-moi à l'expier; et que Dieu me pardonne de vous avoir mise au monde, en considération des bonnes œuvres que vous ferez. Surtout ne troublez point la famille; et quoique le choix de l'état que vous avez embrassé n'ait pas été aussi volontaire que je l'aurais désiré, craignez d'en changer. Que n'ai-je été renfermée dans un couvent pendant toute ma vie! je ne serais pas si troublée de la pensée qu'il faut dans un moment subir le redoutable jugement. Songez, mon enfant, que le sort de votre mère, dans l'autre monde, dépend beaucoup de la conduite que vous tiendrez dans celui-ci: Dieu, qui voit tout, m'appliquera, dans sa justice, tout le bien et tout le mal que vous ferez. Adieu, Suzanne; ne demandez rien à vos sœurs; elles ne sont pas en état de vous secourir; n'espérez rien de votre père, il m'a précédée, il a vu le grand jour, il m'attend; ma présence sera moins terrible pour lui que la sienne pour moi. Adieu encore une fois. Ah! malheureuse mère! Ah! malheureuse enfant! Vos sœurs sont arrivées; je ne suis pas contente d'elles: elles prennent, elles emportent, elles ont, sous les yeux d'une mère qui se meurt, des querelles d'intérêt qui m'affligent. Quand elles s'approchent de mon lit, je me retourne de l'autre côté: que verrais-je en elles? deux créatures en qui l'indigence a éteint le sentiment de la nature. Elles soupirent après le peu que je laisse; elles font au médecin et à la garde des questions indécentes, qui marquent avec quelle impatience elles attendent le moment où je m'en irai, et qui les saisira de tout ce qui m'environne. Elles ont soupçonné, je ne sais comment, que je pouvais avoir quelque argent caché entre mes matelas; il n'y a rien qu'elles n'aient mis en œuvre pour me faire lever, et elles y ont réussi; mais heureusement mon dépositaire était venu la veille, et je lui avais remis ce petit paquet avec cette lettre qu'il a écrite sous ma dictée. Brûlez la lettre; et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui sera bientôt, vous ferez dire une messe pour moi, et vous y renouvellerez vos vœux; car je désire toujours que vous demeuriez en religion: l'idée de vous imaginer dans le monde sans secours, sans appui, jeune, achèverait de troubler mes derniers instants.»

      Mon père mourut le 5 janvier, ma supérieure sur la fin du même mois, et ma mère la seconde fête de Noël.

      Ce fut la sœur Sainte-Christine qui succéda à la mère de Moni. Ah! monsieur! quelle différence entre l'une et l'autre! Je vous ai dit quelle femme c'était que la première. Celle-ci avait le caractère petit, une tête étroite et brouillée de superstitions; elle donnait dans les opinions nouvelles; elle conférait avec des sulpiciens, des jésuites. Elle prit en aversion toutes les favorites de celle qui l'avait précédée: en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de médisances, d'accusations, de calomnies et de persécutions: il fallut s'expliquer sur des questions de théologie où nous n'entendions rien, souscrire à des formules, se plier à des pratiques singulières. La mère de Moni n'approuvait point ces exercices de pénitence qui se font sur le corps; elle ne s'était macérée que deux fois en sa vie: une fois la veille de ma profession, une autre fois dans une pareille circonstance. Elle disait de ces pénitences, qu'elles ne corrigeaient d'aucun défaut, et qu'elles ne servaient qu'à donner de l'orgueil. Elle voulait que ses religieuses se portassent bien, et qu'elles eussent le corps sain et l'esprit serein. La première chose, lorsqu'elle entra en charge, ce fut de se faire apporter tous les cilices avec les disciplines, et de défendre d'altérer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la dure, et de se pourvoir d'aucun de ces instruments. La seconde, au contraire, renvoya à chaque religieuse son cilice et sa discipline, et fit retirer l'Ancien et le Nouveau Testament. Les favorites du règne antérieur ne sont jamais les favorites du règne qui suit. Je fus indifférente, pour ne rien dire de pis, à la supérieure actuelle, par la raison que la précédente m'avait chérie; mais je ne tardai pas à empirer mon sort par des actions que vous appellerez ou imprudence, ou fermeté, selon le coup d'œil sous lequel vous les considérerez.

      La première, ce fut de m'abandonner à toute la douleur que je ressentais de la perte de notre première supérieure; d'en faire l'éloge en toute circonstance; d'occasionner entre elle et celle qui nous gouvernait des comparaisons qui n'étaient pas favorables à celle-ci; de peindre l'état de la maison sous les années passées; de rappeler au souvenir la paix dont nous jouissions, l'indulgence qu'on avait pour nous, la nourriture tant spirituelle que temporelle qu'on nous administrait alors, et d'exalter les mœurs, les sentiments, le caractère de la sœur de Moni. La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice, et de me défaire de ma discipline; de prêcher des amies là-dessus, et d'en engager quelques-unes à suivre mon exemple; la troisième, de me pourvoir d'un Ancien et d'un Nouveau

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