Aymeris. Blanche Jacques-Émile

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Aymeris - Blanche Jacques-Émile

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portes claquèrent, maîtres et serviteurs furent, en un instant, autour de Georges, qui eut encore la force de gémir:

      – Pas de mal! je ne suis pas mort! Je ne sais pas encore sauter de la plate-forme de ces nouveaux omnibus à rails! J’ai été traîné, cinquante mètres!

      Le chirurgien lava le genou, inspecta la plaie, prit une mine sérieuse, ne se prononça pas. L’accident était inexplicable. Désespoir? Tentative de… Pourquoi?

      Des mois, Georges resta étendu; il ne devait plus jamais marcher sans une légère claudication. Pendant des jours et des nuits, gardé par la vieille nourrice, dégoûté de lire, toujours songeant à Jessie, il tâcha de reconstruire le drame qui avait précédé la fuite de sa compagne et de Gonnard. Avec Nou-Miette, il s’enhardissait parfois, comptant sur l’indiscrétion de cette bavarde.

      Elle se fit beaucoup prier.

      – Enfin, Miette, dis-moi donc ce qui s’est passé! Il faut que je le sache! Je ne suis plus un enfant; raconte, je te jure que personne d’ici n’en saura rien! Je devrais bien être mort, au lieu de Jacques!..

      – Laisse-moi donc tranquille! mon petit doigt me disait que ces gens-là ne valaient pas la corde pour les pendre; pas la pauvre idiote, mais ces Gonnard!.. Il y a des choses qu’une femme de mon âge aurait honte de te raconter, mon pauvre chéri! Ah! c’est un animal, une bête brute, ce Gonnard. Ellen l’aimait trop; elle se serait «endêvée» pour lui. Il voulait la quitter, elle a voulu le retenir; avec ce cochon-là, elles avaient fait un marché… Mais non, je ne veux pas!.. Enfin Jessie est venue implorer ta maman de la faire partir au loin.

      Et Georges, tout d’un coup, se rappela un rêve atroce, de plusieurs mois auparavant. Il avait vu Jessie exsangue, gémissante, fouettée par sa sœur dans une chambre d’hôtel, sur un lit aux draps défaits, maintenue par Gonnard qui avait, comme Viterbo, des pantalons à patte d’éléphant et une raie au milieu du front.

      – Etait-ce un cauchemar, ou la réalité? Lui-même n’était-il pas, en ce moment, la proie d’une hallucination?

      La vie des hommes est si drôle et si triste! Jacques et Marie devaient être bien mieux, là-bas, au Paradis…

      2

      Lucia

      LE misérable! Le coquin! s’écria maître Aymeris en menaçant du poing le soleil, son ennemi personnel. Ils vont tous avoir des méningites, ces pauvres candidats!

      Georges, par 35° de chaleur, le 20 juillet 1879, sortait de la Sorbonne, bachelier mais malade; incapable de dire pourquoi ni comment il avait été «reçu». M. Cartel-Simon soutenait M. Aymeris dont le parapluie était ouvert, au lieu que, chancelant, il s’en servît comme d’une canne.

      Il avait suffi que ce M. Cartel-Simon, helléniste et auteur d’un ouvrage sur la sculpture carthaginoise, traitât Georges non plus en élève ordinaire, mais en artiste et en lettré, pour que le jeune homme rattrapât le temps perdu à Fontanes.

      Croyant peu aux pronostics du chirurgien et des médecins, convaincus, disaient-ils, que l’enflure de la jambe le dispenserait du volontariat, Georges avait «poussé jusqu’à la philosophie» à tout hasard, et «afin de ne perdre qu’un an dans les casernes». Il s’imaginait mal étrillant des chevaux, portant le fourrage aux écuries; mais son horreur de la marche lui faisait choisir la cavalerie. Il s’était imposé, le matin, quand son genou n’était pas trop gros, de faire un tour au bois sur le paisible cob Patrick, qu’avait jadis dressé Gabriel Gonnard. Cette bête lui rappelait des jours sentimentaux et romanesques avec Jessie, sa chétive compagne d’enfance, aujourd’hui vêtue en couventine, obéissante aux Révérendes Mères, «et d’une piété édifiante», écrivait la Supérieure.

      Georges n’avait plus sa belle foi de premier communiant; à peine allait-il aux offices; et encore par pudeur. Comment avouer, soudain, que l’on ne croit plus, après s’être dit pape? Ses premiers doutes l’avaient saisi d’horreur, il éprouvait cette sorte de honte qu’un certain soir, sous les girandoles du cirque, je l’ai conté, il avait eue de lui-même.

      Un homme! il était devenu un homme! Des poils faisaient une tache beige sur sa lèvre. Lili et Caro pensèrent: Diablesse de bête de chute! Le maladroit! Ce n’est pas nous qui aurions été aussi peu lestes! Sauter par-dessus les haies et barrières, nous en sommes-nous donné à son âge! Des garçons, voilà ce que nous étions!

      Seules de la famille, elles déploreraient que Georges ne fût pas «bon pour le service». Elles 1’«affectionneraient» plus encore sous le casque de fantaisie dont la crinière bat au vent, s’emmêle aux poils d’une conquérante moustache. Caroline avait un faible pour les régiments en tenue de parade, ne manquait jamais l’occasion d’une cérémonie pour les applaudir. Si Georges pouvait être dans un de ces escadrons de dragons à plumet rouge, quel honneur, de lui toucher la main en se haussant sur la pointe des pieds!

      Mme Aymeris priait ses belles-sœurs de se taire, quand elles disaient que, peut-être, contre l’avis des praticiens, Georges serait «pris».

      Il ne le fut pas à la première visite médicale pour le volontariat; restait l’épreuve de la revision. D’ici là, déciderait-on d’une carrière? Or le choix de Georges était fait. Ses parents, qui le destinaient à la diplomatie, lui firent de molles oppositions. Il se mit à peindre des natures mortes et des visages; parents, amis posèrent tour à tour dans une chambre qui recevait le jour du nord.

      Mme Aymeris avait manié le crayon noir et l’estompe, même le pinceau d’aquarelle. On épousseta des «bosses» en plâtre, reléguées dans un coin du grenier; il les copia: le trait d’abord, puis les ombres et la demi-teinte en hachures et «dégradés». Georges rêvait de peinture à l’huile; il étala bientôt de la couleur sur des toiles. Son père lui obtint une carte de copiste au Louvre, pour essayer de faire une étude d’après une Vierge de Murillo, laquelle Mme Aymeris admirait pour son expression. Deux messieurs, visitant la salle des Espagnols, s’arrêtèrent près de Georges, le félicitèrent; l’un des deux lui demanda s’il ne vendrait pas sa toile: glorieuse offre! Un gardien révéla à mon ami que ces amateurs n’étaient autres que MM. Gustave Moreau et Henner; bien différents de ces illustres professeurs, le portraitiste Vinton-Dufour, l’un des «centenaires» qui dînait à Passy, le dimanche, semblait prendre plaisir à décourager Georges.

      L’institution de ces repas dominicaux remontait au temps du grand-père, Emmanuel Victor, le Bâtonnier. Des musiciens, des savants, les plus connus, se retrouvaient, jadis, sur la colline du Trocadéro, presque la campagne alors; les soirées de printemps y étaient exquises. Par un escalier tournant on descendait, de la plate-forme où s’ouvrait la porte-fenêtre du billard, à une grotte dont les parois étaient revêtues d’entrelacs et de coquillages à l’italienne. Le marbre d’une figure de Louis le bien-aimé au pied d’une Vénus qu’on croyait être la Du Barry, y avait été remplacé par un moulage, à peine reconnaissable sous la mousse et le lichen.

      Deux étages de terrasses séparaient «le château» du parc, réduit alors aux proportions d’un grand jardin, mais qu’on appelait Le Parc. Les quais en longeaient le mur d’enceinte, puis c’étaient les berges de la Seine, le fleuve et ses chalands. On s’y croyait, quand les frondaisons étaient drues, à cent lieues de Paris. Pour les sédentaires bourgeois d’alors, un jardin, dans la belle saison, n’était-ce pas un peu «les champs»? S’il faisait chaud, le couvert était mis sur le perron; des messieurs en redingote d’alpaga et à chapeaux de paille de riz, des dames en crinoline, une blonde sur la tête, par crainte du serein, causaient en prenant le café, les liqueurs ou le tilleul, jusqu’à l’heure

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