Les bijoux indiscrets. Dénis Diderot

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Les bijoux indiscrets - Dénis Diderot

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singuliers dont il avait été témoin et s'épuisa sur la constance et les ressources de sa maîtresse dans les revers. «Sans moi, dit-il, Manille se serait ruinée vingt fois: tous les trésors du sultan n'auraient point acquitté les dettes que j'ai payées. En une séance au brelan, elle perdit contre un financier et un abbé plus de dix mille ducats: il ne lui restait que ses pierreries; mais il y avait trop peu de temps que son mari les avait dégagées pour oser les risquer. Cependant elle avait pris des cartes, et il lui était venu un de ces jeux séduisants que la fortune vous envoie lorsqu'elle est sur le point de vous égorger: on la pressait de parler. Manille regardait ses cartes, mettait la main dans sa bourse, d'où elle était bien certaine de ne rien tirer; revenait à son jeu, l'examinait encore et ne décidait rien.

      «Madame va-t-elle enfin? lui dit le financier.

      « – Oui, va, dit-elle… va… va, mon bijou.

      « – Pour combien? reprit Turcarès.

      « – Pour cent ducats, dit Manille.»

      «L'abbé se retira; le bijou lui parut trop cher. Turcarès tôpa: Manille perdit et paya.

      «La sotte vanité de posséder un bijou titré piqua Turcarès: il s'offrit de fournir au jeu de ma maîtresse, à condition que je servirais à ses plaisirs: ce fut aussitôt une affaire arrangée. Mais comme Manille jouait gros et que son financier n'était pas inépuisable, nous vîmes bientôt le fond de ses coffres.

      «Ma maîtresse avait apprêté le pharaon le plus brillant: tout son monde était invité: on ne devait ponter qu'aux ducats. Nous comptions sur la bourse de Turcarès; mais le matin de ce grand jour, ce faquin nous écrivit qu'il n'avait pas un sou et nous laissa dans le dernier des embarras: il fallait s'en tirer, et il n'y avait pas un moment à perdre. Nous nous rabattîmes sur un vieux chef de bramines, à qui nous vendîmes bien cher quelques complaisances qu'il sollicitait depuis un siècle. Cette séance lui coûta deux fois le revenu de son bénéfice.

      «Cependant Turcarès revint au bout de quelques jours. Il était désespéré, disait-il, que madame l'eût pris au dépourvu: il comptait toujours sur ses bontés:

      «Mais vous comptez mal, mon cher, lui répondit Manille; décemment je ne peux plus vous recevoir. Quand vous étiez en état de prêter, on savait dans le monde pourquoi je vous souffrais; mais à présent que vous n'êtes bon à rien, vous me perdriez d'honneur.»

      «Turcarès fut piqué de ce discours, et moi aussi; car c'était peut-être le meilleur garçon de Banza. Il sortit de son assiette ordinaire pour faire entendre à Manille qu'elle lui coûtait plus que trois filles d'Opéra qui l'auraient amusé davantage.

      «Ah! s'écria-t-il douloureusement, que ne m'en tenais-je à ma petite lingère! cela m'aimait comme une folle: je la faisais si aise avec un taffetas!»

      «Manille, qui ne goûtait pas les comparaisons, l'interrompit d'un ton à le faire trembler, et lui ordonna de sortir sur-le-champ. Turcarès la connaissait; et il aima mieux s'en retourner paisiblement par l'escalier que de passer par les fenêtres.

      «Manille emprunta dans la suite d'un autre bramine qui venait, disait-elle, la consoler dans ses malheurs: l'homme saint succéda au financier; et nous le remboursâmes de ses consolations en même monnaie. Elle me perdit encore d'autres fois; et l'on sait que les dettes du jeu sont les seules qu'on paye dans le monde.

      «S'il arrive à Manille de jouer heureusement, c'est la femme du Congo la plus régulière. A son jeu près, elle met dans sa conduite une réforme qui surprend; on ne l'entend point jurer; elle fait bonne chère, paye sa marchande de modes et ses gens, donne à ses femmes, dégage quelquefois ses nippes et caresse son danois et son époux; mais elle hasarde trente fois par mois ces heureuses dispositions et son argent sur un as de pique. Voilà la vie qu'elle a menée, qu'elle mènera; et Dieu sait combien de fois encore je serai mis en gage.»

      Ici le bijou se tut, et Mangogul alla se reposer. On l'éveilla sur les cinq heures du soir; et il se rendit à l'Opéra, où il avait promis à la favorite de se trouver.

       CHAPITRE XIII.

       SIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU DE L'OPÉRA DE BANZA 30

      De tous les spectacles de Banza, il n'y avait que l'Opéra qui se soutînt. Utmiutsol31 et Uremifasolasiututut32, musiciens célèbres, dont l'un commençait à vieillir et l'autre ne faisait que de naître, occupaient alternativement la scène lyrique. Ces deux auteurs originaux avaient chacun leurs partisans: les ignorants et les barbons tenaient tous pour Utmiutsol; la jeunesse et les virtuoses étaient pour Uremifasolasiututut; et les gens de goût, tant jeunes que barbons, faisaient grand cas de tous les deux.

      Uremifasolasiututut, disaient ces derniers, est excellent lorsqu'il est bon; mais il dort de temps en temps: et à qui cela n'arrive-t-il pas? Utmiutsol est plus soutenu, plus égal: il est rempli de beautés; cependant il n'en a point dont on ne trouve des exemples, et même plus frappants, dans son rival, en qui l'on remarque des traits qui lui sont propres et qu'on ne rencontre que dans ses ouvrages. Le vieux Utmiutsol est simple, naturel, uni, trop uni quelquefois, et c'est sa faute. Le jeune Uremifasolasiututut est singulier, brillant, composé, savant, trop savant33 quelquefois: mais c'est peut-être la faute de son auditeur; l'un n'a qu'une ouverture, belle à la vérité, mais répétée à la tête de toutes ses pièces; l'autre a fait autant d'ouvertures que de pièces; et toutes passent pour des chefs-d'œuvre. La nature conduisait Utmiutsol dans les voies de la mélodie; l'étude et l'expérience ont découvert à Uremifasolasiututut les sources de l'harmonie. Qui sut déclamer, et qui récitera jamais comme l'ancien? qui nous fera des ariettes légères, des airs voluptueux et des symphonies de caractère comme le moderne? Utmiutsol a seul entendu le dialogue. Avant Uremifasolasiututut, personne n'avait distingué les nuances délicates qui séparent le tendre du voluptueux, le voluptueux du passionné, le passionné du lascif: quelques partisans de ce dernier prétendent même que si le dialogue d'Utmiutsol est supérieur au sien, c'est moins à l'inégalité de leurs talents qu'il faut s'en prendre qu'à la différence des poëtes qu'ils ont employés… «Lisez, lisez, s'écrient-ils, la scène de Dardanus34, et vous serez convaincu que si l'on donne de bonnes paroles à Uremifasolasiututut, les scènes charmantes d'Utmiutsol renaîtront.» Quoi qu'il en soit, de mon temps, toute la ville courait aux tragédies de celui-ci, et l'on s'étouffait aux ballets de celui-là.

      On donnait alors à Banza un excellent ouvrage d'Uremifasolasiututut, qu'on n'aurait jamais représenté qu'en bonnet de nuit, si la sultane favorite n'eût eu la curiosité de le voir: encore l'indisposition périodique des bijoux favorisa-t-elle la jalousie des petits violons et fit-elle manquer l'actrice principale. Celle qui la doublait avait la voix moins belle; mais comme elle dédommageait par son jeu, rien n'empêcha le sultan et la favorite d'honorer ce spectacle de leur présence.

      Mirzoza était arrivée; Mangogul arrive; la toile se lève: on commence. Tout allait à merveille; la Chevalier35 avait fait oublier la Le Maure36, et l'on en était au quatrième acte, lorsque le sultan s'avisa, dans le milieu d'un chœur qui durait trop à son gré et qui avait déjà fait bâiller deux fois la favorite, de tourner sa bague sur toutes les chanteuses. On ne vit jamais sur la scène un tableau d'un comique plus singulier. Trente filles restèrent muettes tout à coup: elles ouvraient de grandes bouches et gardaient les attitudes théâtrales qu'elles avaient auparavant. Cependant leurs bijoux s'égosillaient à force de chanter, celui-ci un pont-neuf,

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<p>30</p>

Les critiques d'art musical, qui se sont fréquemment occupés des opinions de Diderot sur la musique de son temps, se sont tous, sans en excepter le dernier en date, M. Adolphe Jullien101, bornés à lire le Neveu de Rameau. Ils auraient dû, comme on le voit par ce chapitre, remonter plus haut, et ils auraient vu que Diderot n'avait point été seulement l'écho de son voisinage, mais qu'il s'était vraiment préoccupé de l'art dont il parlait. On se convaincra, par la suite de cette édition (section Beaux-Arts), qu'il n'avait pas même dédaigné d'apprendre le métier, au même titre que ceux qu'il décrivait dans l'Encyclopédie, pour en parler en conscience.

<p>31</p>

Lulli.

<p>32</p>

Rameau. Le premier vrai succès de Rameau est Hippolyte et Aricie, en 1738.

<p>33</p>

C'était un reproche fait à Rameau par J. – J. Rousseau entre autres. Il est vrai que Rousseau en a dit de toutes couleurs au sujet de la musique, et qu'il est revenu à Rameau quand il a pu se croire seul de son avis.

<p>34</p>

Dardanus, opéra de La Bruère, mis en musique par Rameau, et représenté le jeudi 19 novembre 1739. (Br.)

<p>35</p>

«Son genre était le grand, les fureurs, etc.» Anecdotes dramatiques.

<p>36</p>

«Une des plus belles voix qui aient été entendues à l'Opéra; a quitté le théâtre en 1727 et y reparut en 1730. Elle s'est encore retirée plusieurs fois, et est toujours revenue au grand contentement du public. Mais il en est privé sans espérance depuis 1750.» Id.