Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1. Dozy Reinhart Pieter Anne

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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1 - Dozy Reinhart Pieter Anne

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Anne Dozy

      Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1/4 jusqu'à la conquête de l'Andalouisie par les Almoravides (711-1100)

      AVERTISSEMENT

      L'histoire d'Espagne, et particulièrement celle des Maures, a été pendant vingt ans l'étude de mon choix, ma préoccupation de toutes les heures, et avant de commencer le livre que je publie aujourd'hui, une partie de ma vie s'est passée à en rassembler les matériaux qui étaient épars dans presque toutes les bibliothèques de l'Europe, à les examiner, à les comparer, à en publier un grand nombre. Toutefois je ne livre cette Histoire au public qu'avec une extrême défiance. Le sujet que j'ai choisi est nouveau, car, comme j'ai tâché de le démontrer ailleurs1, les livres qui en traitent ne sont d'aucune utilité; ils ont pour base le travail de Conde, c'est-à-dire le travail d'un homme qui avait peu de matériaux à sa disposition; qui, faute de connaissances grammaticales, n'était pas à même de comprendre ceux qu'il avait, et qui manquait absolument de sens historique. Il ne s'agissait donc pas de rétablir çà et là quelques faits défigurés par mes devanciers, ou de produire quelques circonstances nouvelles, mais de reprendre les choses par la racine, de faire vivre pour la première fois dans l'histoire les musulmans d'Espagne; et si la nouveauté de la matière forme un de ses attraits, elle est en même temps la cause de toutes sortes de difficultés.

      Je crois avoir eu à ma disposition presque tous les ouvrages manuscrits, relatifs à l'histoire des Maures, qui se trouvent en Europe, et j'ai étudié mon sujet sous toutes ses faces; cependant, comme je ne m'étais pas proposé d'écrire une œuvre de science sèche et sévère, destinée à telle ou telle classe de lecteurs, je me suis bien gardé de rapporter tous les faits qui sont venus à ma connaissance. Voulant satisfaire, autant qu'il était en moi, aux règles du bon goût et de la composition historique, qui commandent de mettre en évidence un certain ordre de faits, dont les autres sont l'accessoire et l'entourage, j'ai souvent été obligé de condenser en peu de lignes le résultat de plusieurs semaines d'études, et même de passer sous silence des choses qui, bien qu'elles ne fussent pas sans intérêt sous un certain point de vue, ne cadraient pas avec le plan de mon travail. En revanche, je me suis efforcé de présenter dans le plus grand détail les circonstances qui me semblaient caractériser le mieux les époques que je traitais, et je n'ai pas craint d'entremêler parfois aux drames de la vie publique les faits intimes; car je suis de ceux qui pensent que souvent on oublie trop ces couleurs passagères, ces accessoires curieux, ces minuties de mœurs sans lesquelles la grande histoire est pâle et sans saveur. La méthode de l'école qui s'attache moins à mettre en relief les individus que les idées qu'ils représentent, et qui ne voit dans les questions que les aspects généraux, ne conviendrait pas, je crois, au sujet que j'ai choisi.

      D'un autre côté, quoique je n'aie rien épargné pour donner à cette histoire le degré de certitude et de réalité auquel je m'étais proposé de l'amener, j'ai pensé qu'il fallait déguiser l'érudition au profit du mouvement et de la clarté du récit, et ne pas multiplier inutilement les notes, les textes, les citations. Dans un travail de ce genre, les résultats seuls devaient trouver place, dégagés de l'appareil scientifique qui a servi à les obtenir. Seulement j'ai eu soin d'indiquer toujours les sources auxquelles j'ai puisé.

      Je tiens à constater que certaines parties de ce livre sont antérieures à quelques publications de ces dernières années. Ainsi les premiers chapitres de mon premier livre étaient écrits avant que mon savant et excellent ami, M. Renan, publiât, dans la Revue des deux mondes, son bel article sur Mahomet et les origines de l'islamisme, de sorte que, si nous sommes souvent arrivés aux mêmes résultats, nous les avons obtenus l'un indépendamment de l'autre.

      Il me reste à remplir un agréable devoir: c'est de remercier mes amis, et particulièrement MM. Mohl, Wright, Defrémery, Tornberg, Calderon, Simonet, de Slane et Dugat, soit pour les manuscrits qu'ils ont eu la bonté de me prêter, soit pour les extraits et les collations qu'ils m'ont fournis de la façon la plus aimable et la plus bienveillante.

      Leyde, février 1861.

      I

      Pendant que l'Europe marche depuis des siècles dans la voie du progrès et du développement, l'immobilité est le caractère distinctif des innombrables peuplades qui parcourent avec leurs tentes et leurs troupeaux les vastes et arides déserts de l'Arabie. Ce qu'elles sont aujourd'hui, elles l'étaient hier, elles le seront demain; chez elles rien ne change, rien ne se modifie; les Bédouins de nos jours conservent encore dans toute sa pureté l'esprit qui animait leurs ancêtres au temps de Mahomet, et les meilleurs commentaires sur l'histoire et la poésie des Arabes païens, ce sont les notices que donnent les voyageurs modernes sur les mœurs, les coutumes et la manière de penser des Bédouins, au milieu desquels ils ont vécu.

      Pourtant ce peuple ne manque ni de l'intelligence ni de l'énergie nécessaires pour étendre et améliorer sa condition, si tel était son désir. S'il ne marche pas, s'il reste étranger à l'idée du progrès, c'est que, indifférent au bien-être et aux jouissances matérielles que procure la civilisation, il ne veut pas échanger son sort contre un autre. Dans son orgueil le Bédouin se considère comme le type le plus parfait de la création, méprise les autres peuples parce qu'ils ne lui ressemblent pas, et se croit infiniment plus heureux que l'homme civilisé. Chaque condition a ses inconvénients et ses avantages; mais la fierté des Bédouins s'explique et se comprend sans peine. Guidés, non par des principes philosophiques, mais pour ainsi dire par l'instinct, ils ont réalisé de prime abord la noble devise de la révolution française: la liberté, l'égalité, la fraternité.

      Le Bédouin est l'homme le plus libre de la terre. «Je ne reconnais point d'autre maître que celui de l'univers,» dit-il. La liberté dont il jouit est si grande, si illimitée, que, comparées avec elle, nos doctrines libérales les plus avancées semblent des préceptes de despotisme. Dans nos sociétés un gouvernement est un mal nécessaire, inévitable, un mal qui est la condition du bien: les Bédouins s'en passent. Chaque tribu, il est vrai, a son chef choisi par elle; mais ce chef ne possède qu'une certaine influence; on le respecte, on écoute ses conseils, surtout s'il a le don de la parole, mais il n'a nullement le droit de donner des ordres. Au lieu de toucher un traitement, il est tenu et forcé même, par l'opinion publique, de fournir à la subsistance des pauvres, de distribuer entre ses amis les présents qu'il reçoit, d'offrir aux étrangers une hospitalité plus somptueuse qu'un autre membre de la tribu ne pourrait le faire. Dans toute circonstance il est tenu de consulter le conseil de la tribu, qui se compose des chefs des différentes familles. Sans l'assentiment de cette assemblée, il ne peut ni déclarer la guerre, ni conclure la paix, ni même lever le camp2. Quand une tribu décerne le titre de chef à l'un de ses membres, ce n'est souvent qu'un hommage sans conséquence; elle lui donne par là un témoignage public de son estime; elle reconnaît solennellement en lui l'homme le plus capable, le plus brave, le plus généreux, le plus dévoué aux intérêts de la communauté. «Nous n'accordons cette dignité à personne, disait un ancien Arabe, à moins qu'il nous ait donné tout ce qu'il possède; qu'il nous ait permis de fouler aux pieds tout ce qui lui est cher, tout ce qu'il aime à voir honoré, et qu'il nous ait rendu des services comme en rend un esclave3.» Mais l'autorité de ce chef est souvent si minime que l'on s'en aperçoit à peine. Quelqu'un ayant demandé à Arâba, contemporain de Mahomet, de quelle manière il était devenu le chef de sa tribu, Arâba nia d'abord qu'il le fût. L'autre ayant insisté, Arâba répondit à la fin: «Si des malheurs avaient frappé mes contribules, je leur donnais de l'argent; si quelqu'un d'entre eux avait fait une étourderie, je payais pour lui l'amende; et j'ai établi mon autorité en m'appuyant sur les hommes les plus doux de la tribu. Celui de mes compagnons qui ne peut en faire autant, est moins considéré que moi; celui qui le peut est mon égal, et celui qui me surpasse est plus estimé que moi4.» En effet, dans ce temps-là comme aujourd'hui, on déposait le chef, s'il ne savait pas soutenir son rang et s'il y avait dans la tribu un homme plus généreux et plus brave que lui5.

      L'égalité,

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<p>1</p>

Dans la première édition de mes Recherches sur l'histoire et la littérature de l'Espagne pendant le moyen âge.

<p>2</p>

Burckhardt, Notes on the Bedouins, p. 66, 67; Burton, Pilgrimage to El Medinah and Meccah, t. II, p. 112.

<p>3</p>

Mobarrad, p. 71.

<p>4</p>

Mobarrad, ibid. Comparez aussi Ibn-Nobâta, apud Rasmussen, Addit. ad hist. Arabum, p. 18 du texte.

<p>5</p>

Burckhardt, p. 68; Caussin, t. II, p. 634.