Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1. Dozy Reinhart Pieter Anne

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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1 - Dozy Reinhart Pieter Anne

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même nourriture, ni l'aristocratie de fortune, car la richesse n'est pas à leurs yeux un titre à l'estime publique6. Mépriser l'argent et vivre au jour le jour de butin conquis par sa valeur, après avoir répandu son patrimoine en bienfaits, tel est l'idéal du chevalier arabe7. Ce dédain de la richesse est sans doute une preuve de grandeur d'âme et de véritable philosophie; cependant il ne faut pas perdre de vue que la richesse ne peut avoir pour les Bédouins la même valeur que pour les autres peuples, puisque chez eux elle est extrêmement précaire et se déplace avec une étonnante facilité. «La richesse vient le matin et s'en va le soir,» a dit un poète arabe, et dans le Désert cela est strictement vrai. Etranger à l'agriculture et ne possédant pas un pouce de terrain, le Bédouin n'a d'autre richesse que ses chameaux et ses chevaux; mais c'est une possession sur laquelle il ne peut pas compter un seul instant. Quand une tribu ennemie attaque la sienne et lui enlève tout ce qu'il possède, comme cela arrive journellement, celui qui, hier encore, était riche, se trouve réduit tout à coup à la détresse8. Demain il prendra sa revanche et redeviendra riche.

      Cependant l'égalité complète ne peut exister que dans l'état de nature, et l'état de nature n'est autre chose qu'une abstraction. Jusqu'à un certain point les Bédouins sont égaux entre eux; mais d'abord leurs principes égalitaires ne s'étendent nullement à tout le genre humain; ils s'estiment bien supérieurs, non-seulement à leurs esclaves et aux artisans qui gagnent leur pain en travaillant dans leurs camps, mais encore à tous les hommes d'une autre race; ils ont la prétention d'avoir été pétris d'un autre limon que toutes les autres créatures humaines. Puis les inégalités naturelles entraînent des distinctions sociales, et si la richesse ne donne au Bédouin aucune considération, aucune importance, la générosité, l'hospitalité, la bravoure, le talent poétique et le don de la parole lui en donnent d'autant plus. «Les hommes se partagent en deux classes, a dit Hâtim; les âmes basses se plaisent à amasser de l'argent; les âmes élevées recherchent la gloire que procure la générosité9.» Les nobles du désert, les rois des Arabes, comme disait le calife Omar10, ce sont les orateurs et les poètes, ce sont tous ceux qui pratiquent les vertus bédouines; les roturiers, ce sont les hommes bornés ou méchants qui ne les pratiquent pas. Au reste, les Bédouins n'ont jamais connu ni priviléges ni titres, à moins que l'on ne considère comme tel le surnom de Parfait, que l'on donnait anciennement à celui qui joignait au talent de la poésie la bravoure, la libéralité, la connaissance de l'écriture, l'habileté à nager et à tirer de l'arc11.

      La noblesse d'origine, qui, bien comprise, impose de grands devoirs et rend les générations solidaires les unes des autres, existe aussi chez les Bédouins. La masse, pleine de vénération pour la mémoire des grands hommes, auxquels elle rend une sorte de culte, entoure leurs descendants de son estime et de son affection, pourvu que ceux-ci, s'ils n'ont pas reçu du ciel les mêmes dons que leurs aïeux, conservent au moins dans leur âme le respect et l'amour des hauts faits, des talents et de la vertu. Avant l'islamisme on considérait comme fort noble celui qui était lui-même le chef de sa tribu, et dont le père, l'aïeul et le bisaïeul avaient rempli successivement le même emploi12. Rien de plus naturel. Puisque l'on ne donnait le titre de chef qu'à l'homme le plus distingué, on était autorisé à croire que les vertus bédouines étaient héréditaires dans une famille qui, pendant quatre générations, avait été à la tête de la tribu.

      Dans une tribu tous les Bédouins sont frères. C'est le nom qu'ils se donnent entre eux quand ils sont du même âge. Si c'est un vieillard qui parle à un jeune homme, il l'appelle: fils de mon frère. Un de ses frères est-il réduit à la mendicité et vient-il implorer son secours, le Bédouin égorgera, s'il le faut, son dernier mouton pour le nourrir; son frère a-t-il essuyé un affront de la part d'un homme d'une autre tribu, il ressentira cet affront comme une injure personnelle, et n'aura point de repos qu'il n'en ait tiré vengeance. Rien ne saurait donner une idée assez nette, assez vive, de cette açabîa, comme il l'appelle, de cet attachement profond, illimité, inébranlable, que l'Arabe ressent pour ses contribules, de ce dévoûment absolu aux intérêts, à la prospérité, à la gloire, à l'honneur de la communauté qui l'a vu naître et qui le verra mourir. Ce n'est point un sentiment comme notre patriotisme, sentiment qui paraîtrait au fougueux Bédouin d'une tiédeur extrême; c'est une passion violente et terrible; c'est en même temps le premier, le plus sacré des devoirs, c'est la véritable religion du Désert. Pour sa tribu l'Arabe est toujours prêt à tous les sacrifices; pour elle il risquera à chaque instant sa vie dans ces entreprises hasardeuses où la foi et l'enthousiasme peuvent seuls accomplir des miracles; pour elle il se battra jusqu'à ce que son corps broyé sous les pieds n'ait plus figure humaine… «Aimez votre tribu, a dit un poète, car vous êtes attaché à elle par des liens plus forts que ceux qui existent entre le mari et la femme13»…

      Voilà de quelle manière le Bédouin comprend la liberté, l'égalité et la fraternité. Ces biens lui suffisent; il n'en désire, il n'en imagine pas d'autres; il est content de son sort14. L'Europe n'est plus jamais contente du sien, ou ne l'est que pour un jour. Notre activité fiévreuse, notre soif d'améliorations politiques et sociales, nos efforts incessants pour arriver à un état meilleur, ne sont-ce pas, au fond, les symptômes et l'aveu implicite de l'ennui et du malaise qui, chez nous, rongent et dévorent la société? L'idée du progrès, préconisée jusqu'à satiété dans les chaires et à la tribune, c'est l'idée fondamentale des sociétés modernes; mais est-ce que l'on parle sans cesse de changements et d'améliorations, quand on se trouve dans une situation normale, quand on se sent heureux? Cherchant toujours le bonheur sans le trouver, détruisant aujourd'hui ce que nous avons bâti hier, marchant d'illusion en illusion et de mécompte en mécompte, nous finissons par désespérer de la terre; nous nous écrions dans nos moments d'abattement et de faiblesse que l'homme a une autre destinée que les Etats, et nous aspirons à des biens inconnus dans un monde invisible… Parfaitement calme et fort, le Bédouin ne connaît pas ces vagues et maladives aspirations vers un avenir meilleur; son esprit gai, expansif, insouciant, serein comme son ciel, ne comprendrait rien à nos soucis, à nos douleurs, à nos confuses espérances. De notre côté, avec notre ambition illimitée dans la pensée, dans les désirs, dans le mouvement de l'imagination, cette vie calme du Désert nous semblerait insupportable par sa monotonie et son uniformité, et nous préférerions bientôt notre surexcitation habituelle, nos misères, nos souffrances, nos sociétés troublées et notre civilisation en travail à tous les avantages que possèdent les Bédouins dans leur immuable sérénité.

      C'est qu'il existe entre eux et nous une différence énorme. Nous sommes trop riches d'imagination pour goûter le repos de l'esprit; mais c'est aussi à l'imagination que nous devons notre progrès, c'est elle qui nous a donné notre supériorité relative. Là où elle manque, le progrès est impossible: quand on veut perfectionner la vie civile et développer les relations des hommes entre eux, il faut avoir présente à l'esprit l'image d'une société plus parfaite que celle qui existe. Or les Arabes, en dépit d'un préjugé accrédité, n'ont que fort peu d'imagination. Ils ont le sang plus impétueux, plus bouillant que nous, ils ont des passions plus fougueuses, mais c'est en même temps le peuple le moins inventif du monde. Pour s'en convaincre on n'a qu'à examiner leur religion et leur littérature. Avant qu'ils fussent devenus musulmans, ils avaient leurs dieux, représentants des corps célestes; mais jamais ils n'ont eu de mythologie, comme les Indiens, les Grecs, les Scandinaves. Leurs dieux n'avaient point de passé, point d'histoire, et personne n'a songé à leur en composer une. Quant à la religion prêchée par Mahomet, simple monothéisme auquel sont venues se joindre quelques institutions, quelques cérémonies empruntées au judaïsme et à l'ancien culte païen, c'est sans contredit de toutes les religions positives la plus simple et la plus dénuée de mystères; la plus raisonnable et la plus épurée,

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<p>6</p>

Burckhardt, p. 41.

<p>7</p>

Caussin, t. II, p. 555, 611.

<p>8</p>

Burckhardt, p. 40.

<p>9</p>

Caussin, t. II, p. 627.

<p>10</p>

Tabarî, t. II, p. 254.

<p>11</p>

Caussin, t. II, p, 424.

<p>12</p>

Ibn-Khaldoun, Prolégomènes (XVI), p. 250; Raihân, fol. 146 r.

<p>13</p>

Mobarrad, p. 233.

<p>14</p>

Voyez Burckhardt, p. 141.