Eaux printanières. Turgenev Ivan Sergeevich
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Eaux printanières
Plus de dix années ont déjà passé sur la tombe du grand romancier russe,Ivan Tourgueneff. De son vivant, ses romans avaient été connus etappréciés par les lettrés, mais sans pénétrer jusqu'au grand public.
Ivan Tourgueneff avait débuté par les Récits d'un Chasseur, quil'avaient d'emblée classé hors de pair.
«Il acheva de s'insinuer dans les cœurs, dit M. Melchior de Voguë [LaRussie. Librairie Larousse.], avec d'exquises petites nouvelles du mêmeordre, avec des romans sentimentaux, comme la Nichée de Gentilshommes,dont le charme reste toujours jeune pour nous, grâce à la discrétion, àla sobriété des moyens qui le produisent. Dans Roudine, il analysaitle manque de volonté, l'absence de personnalité morale qu'il reprochaità ses compatriotes, plaisamment et trop sévèrement, quand il disait:«Nous n'avons rien donné au monde, sauf le samovar; encore n'est-il passûr que nous l'ayons inventé.» Dans Pères et Fils, il sondait le fosséinfranchissable qui s'était creusé entre la génération du servage etcelle de 1860; il diagnostiquait et baptisait le premier le mal quiallait ronger les nouveaux venus, le nihilisme. Il en suivit les progrèscroissants dans Fumée; il en décrivit les manifestations extérieuresdans Terres vierges.
»Tourgueneff n'a pas poussé aussi loin que Tolstoï la connaissance et ladomination de l'âme humaine; mais il ne le cède à personne pour ladivination des nuances de sentiments; il demeure supérieur à tous sesrivaux par la force du génie plastique; instruit à notre disciplineintellectuelle par la longue fréquentation de nos écrivains, il est leseul Russe qui satisfasse pleinement les exigences du goût classique; ilest l'artiste par excellence. Les courts récits de cet inimitableprosateur ont fait dire à M. Taine que depuis les Grecs, aucun artisten'a taillé un camée littéraire avec autant de relief, avec une aussirigoureuse perfection de forme.»
Le moment est venu de réunir les œuvres du plus parfait écrivain de cesderniers temps en une collection complète, que son prix modique rendraaccessible à toutes les bourses même les plus modestes.
La traduction de l'œuvre de Tourgueneff a été confiée à M. MichelDelines, dont les travaux sur la littérature russe sont depuis longtempsapprécies par le public.
Les ouvrages paraîtront dans l'ordre annoncé en tête de ce volume.
… Joyeuses années, Heureuses journées, Vous avez passé Comme des eauxprintanières.
(Une vieille romance russe.)
Vers deux heures du matin, Sanine rentra dans sa chambre. Dès que sondomestique eut allumé les bougies, il le congédia – et se jetant dans unfauteuil, au coin de la cheminée, il enfouit son visage dans ses mains.
Jamais il n'avait ressenti une telle lassitude corporelle et morale.
Il venait de passer la soirée en compagnie de femmes agréables, d'hommesinstruits; quelques-unes de ces femmes étaient belles, presque tous leshommes se distinguaient par leur intelligence et leur talent, – lui-mêmeavait soutenu la conversation avec succès et même brillamment, etcependant jamais encore ce tædium vitæ dont parlent déjà les Romains, jamais encore cette «horreur de la vie» ne l'avait si impérieusementdominé, si violemment étreint.
S'il avait été un peu plus jeune, il aurait pleuré d'angoisse, d'ennui,de surexcitation; une incisive et cuisante amertume, une saveurd'absinthe pénétrait toute son âme. Un sentiment de dégoût, de douleurl'oppressait, l'enveloppait de toutes parts dans un brouillard de nuitd'automne; – et il ne savait comment se délivrer de cette obscurité ni decette amertume.
Il ne pouvait pas attendre l'apaisement du sommeil; il savait qu'il nedormirait pas.
Il se mit à réfléchir… avec paresse, lourdement, méchamment.
Il songea à la vanité, à l'inutilité, à la banale fausseté de tout cequi est humain.
Il passa en revue tous les âges, – lui-même venait d'entrer dans sacinquante-deuxième année – et il n'en épargna aucun. Toujours le mêmeeffort dans le vide, toujours fouetter l'eau avec des bâtons, toujoursse mentir à soi-même, à demi-sincère, à demi-conscient. – Puis, tout àcoup, sur la tête tombe la vieillesse, comme la neige… et avec lavieillesse la crainte de la mort qui va toujours en augmentant, quidévore et qui ronge… et après, le saut dans l'abîme!
Et c'est pour les privilégiés que la vie s'arrange ainsi!.. Heureux quine voit pas avant la fin s'étendre sur lui, comme la rouille sur le fer, les maladies, les souffrances…
La vie lui apparaissait non comme une mer houleuse, ainsi que les poètesla décrivent, mais comme un océan imperturbablement calme, immobile ettransparent jusque dans ses profondeurs les plus obscures; lui-même ilest assis dans une barque vacillante, – tandis que là-bas, sur ce fondsombre et vaseux, on aperçoit comme d'énormes poissons, des monstresdifformes: tous les maux de la vie, les maladies, les douleurs, lafolie, la misère, la cécité…
Il regarde et voit un de ces monstres surgir des profondeurs, monter àla surface, devenir plus net et en même temps plus horrible. Encore uneminute et la barque soulevée par le monstre va chavirer!..
Mais le monstre s'efface, il s'éloigne, il retourne au fond de la mer…il s'y tapit, et l'eau forme un remous autour de lui… Pourtant sonheure viendra… il fera chavirer la barque…
Sanine secoua la tête, et s'élançant hors de son fauteuil, arpenta deuxfois la chambre, puis il s'assit à sa table à écrire, et ouvrant lestiroirs l'un après l'autre, il se mit à fouiller dans ses papiers, surtout parmi ses vieilles lettres de femmes.
Il ne savait pas lui-même pourquoi il remuait ces tiroirs, il necherchait rien, il voulait seulement, par une occupation quelconque, sedélivrer des pensées qui le tourmentaient.
Après avoir au hasard ouvert quelques lettres, – dans l'une, il trouvaune fleur séchée, retenue par une faveur dont la couleur étaitpassée, – il haussa les épaules et, regardant le foyer, mit les lettresde côté avec l'intention évidente de brûler tôt ou tard toute cettepaperasse inutile.
Passant à la hâte les mains dans tous les tiroirs, il ouvrit tout à couplargement les yeux; il sortit lentement un petit coffret octogonal, deforme ancienne, et lentement souleva le couvercle. Dans la boîte, surune double couche d'ouate jaunie se trouvait une petite croix de grenat.
Il considéra quelques instants avec surprise cette croix, puis, tout àcoup, il poussa un faible cri.
Ses traits exprimèrent du regret et de la joie.
C'était l'expression d'un homme qui rencontre subitement un ami, qu'il alongtemps perdu de vue, mais qu'il a tendrement aimé, et qui tout à couplui apparaît, toujours le même, mais changé par l'âge.
Sanine se leva et, revenant à la cheminée, s'assit de nouveau dans lefauteuil, et pour la seconde fois se couvrit le visage de ses deuxmains.
«Pourquoi cela arrive-t-il aujourd'hui?» se demanda-t-il.
Et il se rappela des choses depuis longtemps passées.
Voici les souvenirs évoqués par Sanine.
I
Pendant l'été de 1840, Sanine, qui venait d'atteindre sa vingt-deuxièmeannée, se trouvait à Francfort, revenant d'Italie, pour retourner enRussie.
Il ne possédait pas une grande fortune, mais il était indépendant etpresque sans famille.