Eaux printanières. Turgenev Ivan Sergeevich

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Eaux printanières - Turgenev Ivan Sergeevich

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Quand il avoua qu'il était Russe, les deux femmes furentun peu étonnées et laissèrent échapper un: «Ah!» tout en déclarant qu'ilparlait très bien l'allemand, mais elles l'invitèrent à continuer laconversation en français si cela lui était plus agréable, car toutesdeux comprenaient cette langue et la parlaient.

      Sanine s'empressa de profiter de cette aimable proposition.

      «Sanine! Sanine!» La mère et la fille n'auraient jamais cru qu'un Russepût porter un nom aussi facile à prononcer. Le petit nom de Sanine,Dmitri, leur plut de même beaucoup.

      La mère de Gemma s'empressa de remarquer que dans sa jeunesse elle avaitvu un opéra: «Demetrio et Polibio», mais que «Dmitri» sonnait infinimentmieux que «Demetrio».

      Sanine passa aussi une heure en conversation avec les deux Italiennes, qui, de leur côté, l'initièrent à tous les événements de leur vie.

      La mère tenait généralement la parole. Sanine apprit d'elle son nom,Leonora Roselli. Elle était veuve de Giovanni Battista Roselli, quiétait venu vingt-cinq ans auparavant à Francfort en qualité deconfiseur. Giovanni Battista était de Vicenza; c'était un excellenthomme bien qu'un peu emporté et orgueilleux, et par-dessus tout cela,républicain!

      En prononçant ces mots, madame Roselli désigna un portrait à l'huileplacé au-dessus du divan.

      – Il faut croire que le peintre, – «un républicain aussi!» ajouta madameRoselli en soupirant, – n'avait pas su saisir parfaitement laressemblance, car sur son portrait, Giovanni Battista apparaissait sousles traits d'un sinistre et féroce brigand, comme un Rinaldo Rinaldini!

      Madame Roselli elle-même était née dans la belle et antique cité de

      Parme, où se trouve cette divine coupole peinte par l'immortel Corrège.

      Une partie de sa vie pourtant avait été passée en Allemagne, et elle s'était presque germanisée.

      Elle ajouta, en branlant tristement la tête, qu'il ne lui restait plusque cette fille et ce fils, et du doigt elle les montrait tour à tour, puis elle dit que sa fille s'appelait Gemma et son fils Emilio, et quetous les deux étaient d'excellents enfants, obéissants, surtoutEmilio…

      – Et moi, je ne suis pas obéissante? interrompit Gemma.

      – Oh! toi aussi tu es républicaine! répondit la mère.

      Madame Roselli déclara pour conclure qu'assurément elle gagnait de quoivivre, mais que les affaires allaient beaucoup moins bien que du tempsde son mari, qui était un grand artiste en fait de confiserie.

      – Un grand'uomo! affirma Pantaleone d'un air grave.

      V

      Gemma, tout en écoutant sa mère, tantôt riait, soupirait, caressaitl'épaule de la vieille dame, la menaçait du doigt, puis la regardait.Enfin, elle se leva, prit sa mère dans ses bras et la baisa sur la nuqueà la naissance des cheveux, ce qui fit rire beaucoup la bonne dame touten poussant de petits cris effarouchés.

      Pantaleone, à son tour, fut présenté au jeune Russe.

      Pantaleone avait été autrefois un baryton d'opéra, mais il avait depuislongtemps terminé sa carrière artistique et occupait dans la familleRoselli une place intermédiaire qui tenait de l'ami de la maison et dudomestique. Bien qu'il fût depuis un grand nombre d'années en Allemagne,il n'avait appris qu'à jurer en allemand et cela en italianisantimpitoyablement ses jurons.

      – Ferroflucto spitcheboubio! (maudite canaille), disait-il de presquetous les Allemands.

      En revanche, il parlait l'italien en perfection, car il était originairede Sinigaglia, où l'on peut entendre la lingua toscana in boccaromana.

      Emilio faisait le paresseux et s'abandonnait aux agréables sensationsd'un convalescent qui vient d'échapper à un grand danger. Du reste ilétait facile de voir qu'il avait l'habitude d'être gâté tant et plus partous les siens.

      Il remercia Sanine, d'un air confus, mais son attention se concentraitsur les sirops ou les bonbons.

      Sanine fut obligé de prendre deux grandes tasses d'excellent chocolat etd'absorber une quantité fabuleuse de biscuits; à peine venait-il d'engrignoter un, que déjà Gemma lui en offrait un autre, – et commentaurait-il pu refuser?

      Au bout de quelques instants Sanine se sentit dans cette famille commechez lui; le temps s'envolait avec une rapidité incroyable.

      Sanine parla beaucoup de la Russie, de son climat, de la société russe,du moujik, et surtout des cosaques, de la guerre de 1812, dePierre-le-Grand, des chansons et des cloches russes.

      Les deux femmes avaient une notion très vague du pays où Sanine étaitné, et Sanine fut stupéfait, lorsque madame Roselli, ou, comme onl'appelait plus souvent, Frau Lénore, lui posa cette question:

      – Le palais de glace qui avait été élevé à Saint-Pétersbourg au siècledernier, et dont j'ai lu dernièrement la description dans un livreintitulé: Bellezze delle arti, existe-t-il encore?

      – Mais croyez-vous donc qu'il n'y a jamais d'été en Russie? s'écria

      Sanine.

      Et alors madame Roselli avoua qu'elle se représentait la Russie commeune plaine toujours couverte de neiges éternelles, et habitée par deshommes vêtus toute l'année de fourrures et qui sont tous militaires: – ilest vrai, ajouta-t-elle, que c'est le pays le plus hospitalier de laterre, et le seul où les paysans sont obéissants.

      Sanine s'efforça de lui donner, ainsi qu'à sa fille, des notions plusexactes sur la Russie. Lorsqu'il en vint à parler de musique, madameRoselli et sa fille le prièrent de leur chanter un air russe, et luimontrèrent un minuscule piano, dont les touches en relief étaientblanches et les touches plates noires. Sanine obéit sans faire defaçons, et s'accompagnant de deux doigts de la main droite et de troisdoigts de la main gauche (le pouce, le doigt du milieu et le petitdoigt), il se mit à chanter, d'une voix de ténor un peu nasale, leSaraphan, puis Sur la rue, sur le pavé.

      Ses auditrices louèrent fort sa voix et sa musique, mais s'extasièrentsurtout sur la douceur et la sonorité de la langue russe, et le prièrentde leur traduire les paroles. Comme ces deux chansons ne pouvaientdonner une très haute idée de la poésie russe, Sanine préféra déclamerla romance de Pouchkine: Je me rappelle un instant divin, qu'iltraduisit et chanta. La musique était de Glinka.

      L'enthousiasme de madame Roselli et de sa fille ne connut plus debornes. Frau Lénore découvrit une ressemblance étonnante entre le russeet l'italien. Elle trouva même que les noms de Pouchkine (elleprononçait Poussekine) et de Glinka sonnaient comme de l'italien.

      Sanine à son tour obligea la mère et la fille à lui chanter quelquechose: elles ne se firent pas prier. Frau Lénore se mit au piano etchanta avec Gemma quelques duettini et stornelli. La mère avait dûavoir dans le temps un bon contralto; la voix de la jeune fille était unpeu faible, mais agréable.

      VI

      C'était Gemma et non sa voix que Sanine admirait.

      Il était assis un peu en arrière et de côté, et pensait qu'un palmier nepourrait pas rivaliser avec l'élégante sveltesse de la taille de lajeune Italienne, et lorsqu'elle levait les yeux dans les passagesexpressifs, il semblait

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