Eaux printanières. Turgenev Ivan Sergeevich
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– Je vais beaucoup mieux aujourd'hui, ajouta-t-il, seulement le médecinne me permet pas encore de travailler.
– Restez avec moi, vous ne me gênez nullement, s'empressa de répondreSanine, qui, en sa qualité de Russe, était enchanté d'avoir aussi unprétexte pour ne rien faire.
Emilio le remercia, et au bout de quelques minutes le jeune garçon setrouva dans l'appartement de Sanine comme chez lui; il examina tous leseffets du voyageur et le questionna sur la provenance et la qualité dechaque objet. Il aida Sanine à se raser, et engagea le jeune Russe àlaisser pousser ses moustaches. Tout en bavardant, il confia à sonnouvel ami beaucoup de détails sur la vie de sa mère, de sa sœur, dePantaleone et même du caniche Tartaglia, en un mot il décrivit touteleur manière de vivre.
Toute trace de timidité avait disparu de chez Emilio, il ressentit unevive sympathie pour Sanine, non parce que le jeune Russe lui avait sauvéla vie la veille, mais parce qu'il se sentait fortement attiré vers lui.Il n'eut rien de plus pressé que de confier à son nouvel ami sessecrets.
Il lui avoua que sa mère le destinait au commerce, tandis qu'ilsavait, il le savait pertinemment, qu'il était né pour être artiste, musicien, chanteur, qu'il avait une vocation décidée pour le théâtre: lapreuve en était que Pantaleone l'engageait à suivre cette carrière.Malheureusement M. Kluber était de l'avis de sa mère, et il exerçait unegrande influence sur elle. C'est lui qui avait suggéré à Madame Rosellil'idée de mettre son fils dans le commerce, parce que le premier commisne voyait rien de plus beau que le commerce. Vendre du drap et duvelours, tromper le client, lui demander des «prix d'imbéciles», des«prix de Russes» [Autrefois, et peut-être encore maintenant, au mois demai, dès que les seigneurs russes arrivaient à Francfort, tous lesmagasins élevaient leurs prix, qu'on appelait «prix de Russes» ou «prixd'imbéciles».], voilà l'idéal de M. Kluber!
– Eh bien! maintenant vous allez venir chez nous? s'écria l'enfant dèsque Sanine eut terminé sa toilette et écrit une lettre à Berlin.
– Il est encore trop tôt pour faire une visite, objecta Sanine.
– Oh! ça ne fait rien, s'écria Emilio d'un ton caressant. Revenez avecmoi. Nous passerons à la poste et de là nous reviendrons chez nous!Gemma sera si contente! Vous déjeunerez avec nous… Vous pourrezglisser un mot à maman en faveur de moi… en faveur de ma carrièreartistique…
– Eh bien! allons, dit Sanine.
Et ils sortirent ensemble de l'hôtel.
X
Gemma, en effet, fut très contente de revoir Sanine, et Frau Lénore lereçut très amicalement; il était évident qu'il avait produit la veilleune excellente impression sur toutes deux. Emilio courut commander ledéjeuner après avoir encore une fois rappelé à Sanine qu'il avait promisde plaider sa cause auprès de sa mère.
– Je n'oublierai pas, soyez tranquille, dit Sanine au jeune garçon.
Frau Lénore n'était pas tout à fait bien; elle souffrait de la migraine,et à demi-allongée dans le fauteuil, elle s'efforçait de resterimmobile.
Gemma portait une ample blouse jaune retenue par une ceinture de cuirnoir; elle semblait aussi un peu lasse; elle était légèrement pâle, descercles noirs entouraient ses yeux, sans pourtant leur enlever leuréclat, et cette pâleur ajoutait un charme mystérieux aux traitsclassiquement sévères de la jeune Italienne.
Cette fois Sanine fut surtout frappé par la beauté élégante des mains dela jeune fille. Lorsqu'elle rajustait ou soulevait ses boucles noires etbrillantes, Sanine ne pouvait arracher ses regards de ces doigtssouples, longs, écartés l'un de l'autre comme ceux de la Fornarine deRaphaël.
Il faisait extrêmement chaud dehors; après le déjeuner Sanine voulut seretirer, mais ses hôtes lui dirent que par une pareille chaleur ilvalait beaucoup mieux ne pas bouger de sa place; et il resta.
Dans l'arrière-salon ou il se tenait avec la famille Roselli, régnaitune agréable fraîcheur: les fenêtres ouvraient sur un petit jardinplanté d'acacias. Des essaims d'abeilles, des taons et des bourdonschantaient en chœur avec ivresse dans les branches touffues des arbresparsemées de fleurs d'or; à travers les volets à demi clos et les storesbaissés, ce bourdonnement incessant pénétrait dans la chambre donnantl'impression de la chaleur répandue dans l'air au dehors, et lafraîcheur de la chambre fermée et confortable paraissait d'autant plusagréable…
Sanine causait beaucoup, comme la veille, mais cette fois il ne parlaitplus de la Russie ni de la vie russe. Pour rendre service à son jeuneami, qui tout de suite après le déjeuner avait été envoyé chez M. Kluberpour être initié à la tenue des livres, Sanine amena la conversation surles avantages respectifs du commerce et de l'art. Il ne fut pas étonnéde voir que Frau Lénore était pour le commerce, il s'y attendait, maisil fut surpris de voir que Gemma partageait l'opinion de sa mère.
– Pour être un artiste, et surtout un chanteur, déclara la jeune filleen faisant un geste énergique de la main, il faut occuper le premierrang; le second ne vaut rien; et comment savoir si l'on est capable detenir la première place?
Pantaleone prit part à la conversation et se déclara partisan de l'art.Il est vrai que ses arguments étaient assez faibles: il soutint qu'ilfaut avant tout posséder un certo estro d'epirazione– un certain éland'inspiration!
Frau Lénore fit la remarque que certainement Pantaleone avait dûposséder cet estro et pourtant…
– C'est que j'ai eu des ennemis, répondit lugubrement Pantaleone.
– Et comment peux-tu savoir (les Italiens tutoient facilement) qu'Emilion'aura pas d'ennemis, lors même qu'il posséderait cet estro?
– Eh bien! faites de lui un commerçant, dit Pantaleone dépité, maisGiovan' Battista n'aurait pas agi de la sorte, bien qu'il fût confiseurlui-même…
– Mon mari, Giovan' Battista, était un homme raisonnable, et si dans sajeunesse il a cédé à des entraînements…
Mais Pantaleone ne voulut plus rien entendre et sortit de la chambre enrépétant sur un ton de reproche: «Ah! Giovan' Battista!»
Gemma dit alors que si Emilio se sentait un cœur de patriote, et s'iltenait à consacrer toutes ses forces à la délivrance de l'Italie, onpourrait pour cette œuvre sacrée sacrifier un avenir assuré, mais paspour le théâtre…»
À ces mots, Frau Lénore devint très inquiète et supplia sa fille de nepas induire en erreur son jeune frère, mais de se contenter d'êtreelle-même, une affreuse républicaine!..
Après avoir prononcé ces paroles, Frau Lénore se mit à gémir et seplaignit de son mal de tête; il lui semblait que son crâne allaitéclater.
Gemma s'empressa de donner des soins à sa mère. Elle humecta le front deMadame Roselli d'eau de Cologne et souffla lentement dessus, puis ellelui baisa doucement les joues, posa la tête de Frau Lénore sur descoussins, lui défendit de parler et de nouveau l'embrassa. Alors, setournant vers Sanine, d'une voix à demi émue, à demi badine, ellecommença à faire l'éloge de sa mère.
– Si vous saviez comme elle est bonne et comme elle a été belle!.. Quedis-je, elle l'a été, elle l'est encore maintenant… Regardez les yeuxde maman!
Gemma sortit de sa poche un