Lettres à Madame Viardot. Turgenev Ivan Sergeevich

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Lettres à Madame Viardot - Turgenev Ivan Sergeevich

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est vrai de dire qu'elle est laide, ce qui ne l'empêche pas d'être vieille… .

Dimanche 30 avril.

      Bonjour, Madame. Quand on met le matin le nez à la fenêtre… tiens, c'est un vers! Eh bien, puisqu'il est venu tout seul, il faut lui faire la politesse de lui donner un compagnon…

      «Peut-être on ne voit rien – quelque chose peut-être!»

      C'est du Hugo tout pur. Mais je voulais dire autre chose, – je voulais dire que quand (oh! la maudite plume!) on met le matin le nez à la fenêtre et qu'on respire l'air du printemps, – on ne peut s'empêcher de désirer être heureux. La vie – cette petite étincelle rougeâtre dans l'océan sombre et muet de l'Éternité! – ce seul moment qui vous appartient, etc., etc., etc., c'est bien commun, et cependant c'est vrai. (Demain je m'achèterai d'autres plumes; celles-ci sont détestables et me gâtent le plaisir que j'ai de vous écrire.) Voyons cependant. – (Ah! grâce à Dieu, en voilà une qui est passable!) Qu'ai-je fait hier, samedi? J'ai lu un livre dont j'avais souvent parlé avec beaucoup d'éloges, sans le connaître, je le confesse. Les Provinciales de Pascal. C'est admirable de tous points. Bon sens, éloquence, verve comique, tout y est. Et cependant, c'est l'ouvrage d'un esclave, d'un esclave du catholicisme, – «les chérubins, ces glorieux composés de tête et de plume», «ces illustres faces volantes, qui sont toujours rouges et brûlantes», du jésuite Le Moine, m'ont fait rire aux éclats.

      Puis, je suis allé voir l'exposition des figures représentant la République, ou plutôt de sept cents esquisses représentant cette figure, et j'en suis revenu indigné, comme tout le monde. C'est une abomination inimaginable! Quel concours! Où es-tu, jury?

      Puis j'ai passé ma soirée chez T… dont je vous ai déjà parlé. Nous y avons mené une conversation plus ou moins intéressante, mais fort pénible. Connaissez-vous de ces maisons où il est impossible de causer à esprit couché, où la conversation devient une série de problèmes qu'on résout à la sueur de son intellect, où les maîtres de la maison ne se doutent pas que souvent la plus délicate des attentions est de ne pas faire attention à ses convives, où il y a de la glu à chaque parole? Quel supplice! C'est un relais de poste qu'une pareille conversation, et c'est vous qui faites le cheval.

      Puis, en me couchant, j'ai lu le Voyage autour de ma chambre du comte de Maistre, autre chose que je ne connaissais pas; mais ce voyage m'a fort peu plu; c'est une imitation de Sterne, – faite par un homme de beaucoup d'esprit, – et j'ai remarqué qu'en fait d'imitation, les plus spirituelles sont précisément les plus détestables, quand elles se prennent au sérieux. Un sot copie servilement; un homme d'esprit sans talent imite prétentieusement et avec effort, avec le pire de tous les efforts, avec celui de vouloir être original. Une pensée captive qui se débat, triste spectacle!

      Les imitateurs de Sterne me sont surtout en horreur, – des égoïstes remplis de sensibilité, qui se mijotent, se lèchent et se plaisent, tout en se donnant des airs de simplicité et de bonhomie. (Topffer est un peu dans ce genre.)

      L'expédition de mon ami Herwegh32 a fait un fiasco complet, on a fait un massacre atroce de ces pauvres diables d'ouvriers allemands; le chef en second, Bornstedt, a été tué; pour Herwegh, on le dit de retour à Strasbourg avec sa femme. S'il vient ici, je lui conseillerai de relire le Roi Lear, surtout la scène entre le roi, Edgar et le fou, dans la forêt. Pauvre diable! il aurait dû ne pas commencer l'affaire ou se faire tuer comme l'autre…

      Votre mari revient-il à Paris? M. Bastide se trouve sur la liste des élus.

      Mme Sitchès m'a donné de vos nouvelles. J'espère, Madame, que vous aurez la bonté de m'écrire bientôt.

      A demain…

Lundi 1er mai, 11 h. du soir.

      J'ai profité du beau temps qu'il a fait aujourd'hui pour aller à Ville-d'Avray, petit village au delà de Saint-Cloud. Je crois que j'y louerai une chambre. J'ai passé plus de quatre heures dans les bois – triste, ému, attentif, absorbant et absorbé. L'impression que la nature fait sur l'homme seul est étrange… Il y a dans cette impression un fonds d'amertume fraîche comme dans toutes les odeurs des champs, un peu de mélancolie sereine comme dans les chants des oiseaux. Vous comprenez ce que je veux dire, vous me comprenez bien mieux que je ne me comprends moi-même. Je ne puis voir sans émotion une branche couverte de feuilles jeunes et verdoyantes se dessiner nettement sur le ciel bleu – pourquoi? Oui, pourquoi? Est-ce à raison du contraste entre ce petit brin vivant, qui flotte au gré du moindre souffle, que je puis briser, qui doit mourir, mais qu'une sève généreuse anime et colore, et cette immensité éternelle et vide, ce ciel qui n'est bleu et rayonnant que grâce à la terre? (Car hors de notre atmosphère il fait un froid de 70 degrés et fort peu clair. La lumière se centuple au contact de la terre.) Ah! je ne puis pas souffrir le ciel, – mais la vie, la réalité, ses caprices, ses hasards, ses habitudes, sa beauté fugitive… j'adore tout cela. Je suis attaché à la glèbe, moi. Je préférerais contempler les mouvements précipités de la patte humide d'un canard, qui se gratte le derrière de la tête au bord d'une mare, ou les gouttes d'eau longues et étincelantes tombant lentement du museau d'une vache immobile qui vient de boire dans un étang, où elle est entrée jusqu'au genou – à tout ce que les chérubins (ces illustres faces volantes) peuvent apercevoir dans les cieux…

Mardi 2 mai, 9 h. 1/2 du matin.

      Je me trouvais hier soir dans une disposition d'esprit philosophicopanthéistique. Voyons autre chose aujourd'hui. Je veux parler de vous, ce qui prouve… que j'ai bien plus d'esprit aujourd'hui.

      Vous débutez dans les Huguenots; c'est très bien. Mais il ne faut pas qu'on ne vous fasse faire que des rôles dramatiques. Si vous chantiez la Somnambula?.. C'est le meilleur rôle de Mlle Lind; elle y débute – eh bien, après? Je crois pouvoir répondre d'un grand succès. Vous irez l'entendre après-demain; vous m'écrirez, n'est-ce pas, l'impression qu'elle vous aura faite? Dans tous les cas, ne vous laissez pas enfermer dans la spécialité des rôles dramatiques. Les journaux disent que c'est le 6, samedi, que vous débutez, est-ce vrai? Il y aura quelqu'un ce soir-là à Paris qui sera… je ne dis pas inquiet, mais enfin… qui ne sera pas dans son assiette ordinaire. Quelle drôle d'expression, être dans son assiette, comme un mets! Et qui nous mange? les dieux? et si l'on dit de quelqu'un qu'il est inquiet, qu'il n'est pas dans son assiette ordinaire; cette inquiétude provient peut-être de la possibilité d'être mangé par un autre Dieu que le sien. Je dis des bêtises. Les hommes nous broutent, et Dieu nous mange!!!

      J'ai été avant-hier soir voir Frédérick Lemaître dans Robert Macaire. La pièce est mal faite et ignoble, mais Frédérick est l'acteur le plus puissant que je connaisse. Il en est effrayant. Robert Macaire, c'est encore un Prométhée, mais le plus monstrueux de tous. Quelle insolence, quelle audace effrontée, quel aplomb cynique, quel défi à tout et quel mépris de tout! Le public est parfait de tenue: calme, froid et digne. Ma parole d'honneur, le dernier gamin jouit du talent de Frédérick en artiste, et trouve le rôle dégoûtant. Mais aussi quelle vérité accablante, quelle verve!.. Mais, voyez-vous, le sens moral et le sens du beau sont deux bosses qui n'ont rien à faire l'une avec l'autre. Heureux qui les possède toute deux.

      Il fait un temps magnifique aujourd'hui. Je vais sortir dans une heure pour ne rentrer que fort tard dans la journée. Il faut que je me trouve une petite chambre hors Paris. Ce qui m'a empêché de me décider pour Ville-d'Avray, c'est qu'il faut traverser la Seine (pour y aller) sur un pont de bateaux et à pied, – les mariniers ayant profité de la Révolution de Février pour détruire le pont du chemin de fer – et cela prend beaucoup de temps.

      Je tâcherai de me faufiler dans les tribunes de l'Assemblée nationale le jour de l'ouverture. Si j'y réussis, je vous promets

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<p>32</p>

Poète et militant politique allemand qui, sous l'influence des idées de la révolution de Février à Paris, se porta, à la tête d'une colonne d'ouvriers armés, et, à l'aide des révolutionnaires de Bade, pénétra dans la ville, mais fut repoussé par les troupes wurtembergeoises.