Lettres à Madame Viardot. Turgenev Ivan Sergeevich
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Mille amitiés à Mme Garcia, à votre mari, Mlle Antonia et Louise. Leben Sie wohl.
X
Je sortis de chez moi à midi. – La physionomie des boulevards ne présentait rien d'extraordinaire; cependant, sur la place de la Madeleine se trouvaient déjà deux à trois cents ouvriers avec des bannières.
La chaleur était étouffante. On parlait avec animation dans les groupes. Bientôt, je vis un vieillard d'une soixantaine d'années grimper sur une chaise, dans l'angle gauche de la place, et prononcer un discours en faveur de la Pologne. Je m'approchai; ce qu'il disait était fort violent et fort plat; cependant, on l'applaudit beaucoup. J'entendis dire près de moi que c'était l'abbé Chatel.
Quelques instants plus tard, je vis arriver de la place de la Concorde le général Courtois monté sur son cheval blanc (à la La Fayette); il s'avança dans la direction des boulevards en saluant la foule et se prit tout à coup à parler avec véhémence et force gestes; je ne pus entendre ce qu'il dit. Il retourna ensuite par où il était venu.
Bientôt parut la procession; elle marchait sur seize hommes de front, drapeaux en tête; une trentaine d'officiers de la garde nationale de tous grades escortaient la pétition. Un homme à longue barbe (que je sus plus tard être Huber) s'avançait en cabriolet.
Je vis la procession se dérouler lentement devant moi (je m'étais placé sur les marches de la Madeleine) et se diriger vers l'Assemblée nationale… Je ne cessai de la suivre du regard. La tête de la colonne s'arrêta un instant devant le pont de la Concorde, puis arriva jusqu'à la grille. De temps à autre, un grand cri s'élevait: Vive la Pologne! cri bien plus lugubre à entendre que celui de: Vive la République! l'o remplaçant l'i.
Bientôt on put voir des gens en blouse monter précipitamment les marches du palais de l'Assemblée; on dit autour de moi que c'étaient les délégués qu'on faisait introduire. Cependant, je me rappelai, que, peu de jours auparavant, l'Assemblée avait décrété ne pas recevoir les pétitionnaires à la barre, comme le faisait la Convention; et quoique parfaitement édifié sur la faiblesse et l'irrésolution de nos nouveaux législateurs, je trouvai cela un peu extraordinaire.
Je descendis de mon perchoir et marchai le long de la procession, qui s'était arrêtée jusqu'à la grille de la Chambre. Toute la place de la Concorde était encombrée de monde. J'entendis dire autour de moi que l'Assemblée recevait en ce moment les délégués, et que toute la procession allait défiler devant elle. Sur les marches du péristyle se tenaient une centaine de gardes mobiles, sans baïonnettes au bout des fusils.
Écrasé par la chaleur, j'entrai un moment aux Champs-Élysées; puis je revins à la maison, avec l'intention de prendre Herwegh. Ne l'ayant pas trouvé, je retournai sur la place de la Concorde; il pouvait être trois heures. Il y avait toujours un monde fou sur la place; mais la procession avait disparu; on en voyait seulement la queue et les dernières bannières de l'autre côté du pont. J'avais à peine dépassé l'obélisque que je vis venir en courant un homme sans chapeau, en habit noir, l'angoisse sur la figure, qui criait aux personnes qu'il rencontrait: «Mes amis, mes amis, l'Assemblée est envahie, venez à notre secours; je suis un représentant du peuple!»
Je m'avançai aussi vite que je pus jusqu'au pont, que je trouvai barré par un détachement de gardes mobiles. Une confusion incroyable se répandit tout à coup dans la foule. Beaucoup s'en allaient; les uns affirmaient que l'Assemblée était dissoute, d'autres le niaient; enfin, un brouhaha inimaginable.
Et cependant les dehors de l'Assemblée ne présentaient rien d'extraordinaire; les gardes la gardaient, comme si rien ne s'était passé. Un instant, nous entendîmes battre le rappel, puis tout se tut. (Nous sûmes plus tard que c'était le président lui-même qui avait ordonné de cesser de battre le rappel, par prudence, ou par lâcheté.)
Deux grandes heures se passèrent ainsi! Personne ne savait rien de positif, mais l'insurrection paraissait avoir réussi.
Je parvins à faire une trouée dans la haie des gardes du pont et je me plaçais sur le parapet. Je vis une masse de monde, mais sans bannières, courir le long des quais, de l'autre côté de la Seine…
– Ils vont à l'Hôtel de Ville! s'écria quelqu'un près de moi; c'est encore comme au 24 février.
Je redescendis avec l'intention d'aller à l'Hôtel de Ville… Mais dans ce moment nous entendîmes tout à coup un roulement prolongé de tambour, et un bataillon de la garde mobile apparut du côté de la Madeleine et vint fondre au pas de charge sur nous. Mais comme, à l'exception d'une poignée d'hommes dont l'un était armé d'un pistolet, personne ne leur fit résistance, il s'arrêtèrent devant le pont, après avoir conduit les émeutiers au poste.
Cependant, même alors, rien ne paraissait décidé; je dirai plus: la contenance de ces gardes mobiles était passablement indécise. Pendant une heure au moins avant leur arrivée et un quart d'heure après, tout le monde croyait au triomphe de l'insurrection; on n'entendait que les mots: «C'est fini!» prononcés d'une façon joyeuse ou triste, suivant la façon de penser de ceux qui les prononçaient.
Le commandant du bataillon, homme d'une figure éminemment française, joviale et résolue, fit à ses soldats un petit discours terminé par ces mots: «Les Français seront toujours Français. Vive la République!» Cela ne le compromettait pas.
J'ai oublié de vous dire que, pendant ces deux heures d'angoisse et d'attente dont je vous ai parlé, nous avions vu une légion de gardes nationaux s'enfoncer lentement dans l'avenue des Champs-Élysées et traverser la Seine sur le pont qui se trouve vis-à-vis des Invalides. Ce fut cette légion qui prit les émeutiers par derrière et les délogea de l'Assemblée.
Cependant le bataillon de gardes mobiles, venu de la Madeleine, avait été reçu par les bourgeois avec des transports de joie… Les cris de: «Vive l'Assemblée nationale» recommencèrent avec une nouvelle force. Tout à coup, le bruit se répandit que les représentants étaient rentrés dans la salle. Ce fut un changement à vue. Le rappel éclata de toutes parts; les gardes mobiles (mobiles en effet!) mirent leurs bonnets sur les pointes de leurs baïonnettes (ce qui, par parenthèse, produisit un effet prodigieux) et crièrent: «Vive l'Assemblée nationale!» Un lieutenant-colonel de la garde nationale accourut haletant, rassembla une centaine de personnes autour de lui et nous raconta ce qui s'est passé;
«L'Assemblée est plus forte que jamais! s'écria-t-il. Nous avons écrasé les misérables… Oh! messieurs, j'ai vu des horreurs… des députés insultés, battus!..»
Dix minutes plus tard, tous les abords de l'Assemblée furent encombrés de troupes; des canons arrivaient lourdement au grand trot des chevaux; des troupes de ligne, des lanciers… L'ordre, le bourgeois, avait triomphé, avec raison, cette fois.
Je restai encore sur la place jusqu'à six heures… Je venais d'apprendre qu'à l'Hôtel de Ville aussi le gouvernement avait remporté la victoire… Je ne dînai ce jour-là qu'à sept heures.
De toute la foule de choses qui me frappèrent, je n'en citerai que trois: ce fut en premier lieu l'ordre extérieur qui ne cessa de régner autour de la Chambre; ces joujoux de carton, appelés soldats, gardèrent l'insurrection aussi scrupuleusement que possible; après l'avoir laissé passer, ils se refermèrent sur elle. Il est vrai de dire que l'Assemblée, de son côté, se montra au-dessous