Les Dieux ont soif. Anatole France
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Gamelin regardait souvent d'un œil attristé cette composition; parfois ses bras frémissants du désir de peindre se tendaient vers la figure largement esquissée d'Électre et retombaient impuissants. L'artiste était gonflé d'enthousiasme et son âme tendue vers de grandes choses. Mais il lui fallait s'épuiser sur des ouvrages de commande qu'il exécutait médiocrement, parce qu'il devait contenter le goût du vulgaire et aussi parce qu'il ne savait point imprimer aux moindres choses le caractère du génie. Il dessinait de petites compositions allégoriques, que son camarade Desmahis gravait assez adroitement en noir ou en couleurs et que prenait à bas prix un marchand d'estampes de la rue Honoré, le citoyen Blaise. Mais le commerce des estampes allait de mal en pis, disait Blaise, qui depuis quelque temps ne voulait plus rien acheter.
Cette fois pourtant, Gamelin, que la nécessité rendait ingénieux, venait de concevoir une invention heureuse et neuve, du moins le croyait-il, qui devait faire la fortune du marchand d'estampes, du graveur et la sienne; un jeu de cartes patriotique dans lequel aux rois, aux dames, aux valets de l'ancien régime il substituait des Génies, des Libertés, des Égalités. Il avait déjà esquissé toutes ses figures, il en avait terminé plusieurs, et il était pressé de livrer à Desmahis celles qui se trouvaient en état d'être gravées. La figure qui lui paraissait la mieux venue représentait un volontaire coiffé du tricorne, vêtu d'un habit bleu à parements rouges, avec une culotte jaune et des guêtres noires, assis sur une caisse, les pieds sur une pile de boulets, son fusil entre les jambes. C'était le "citoyen de cœur", remplaçant le valet de cœur. Depuis plus de six mois Gamelin dessinait des volontaires, et toujours avec amour. Il en avait vendu quelques-uns, aux jours d'enthousiasme. Plusieurs pendaient au mur de l'atelier. Cinq ou six, à l'aquarelle, à la gouache, aux deux crayons, traînaient sur la table et sur les chaises. Au mois de juillet 92, lorsque s'élevaient sur toutes les places de Paris des estrades pour les enrôlements, quand tous les cabarets, ornés de feuillage, retentissaient des cris de "Vive la Nation! vivre libre ou mourir!" Gamelin ne pouvait passer sur le Pont-Neuf ou devant la maison de ville sans que son cœur bondît vers la tente pavoisée sous laquelle des magistrats en écharpe inscrivaient les volontaires au son de la Marseillaise. Mais en rejoignant les armées il eût laissé sa mère sans pain.
Précédée du bruit de son souffle péniblement expiré, la citoyenne veuve Gamelin entra dans l'atelier, suante, rougeoyante, palpitante, la cocarde nationale négligemment pendue à son bonnet et prête à s'échapper. Elle posa son panier sur une chaise et, plantée debout pour mieux respirer, gémit de la cherté des vivres.
Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, à l'enseigne de "la Ville de Châtellerault", tant qu'avait vécu son époux, et maintenant pauvre ménagère, la citoyenne Gamelin vivait retirée chez son fils le peintre. C'était l'aîné de ses deux enfants. Quant à sa fille Julie, naguère demoiselle de modes rue Honoré, le mieux était d'ignorer ce qu'elle était devenue, car il n'était pas bon de dire qu'elle avait émigré avec un aristocrate.
"Seigneur Dieu! soupira la citoyenne en montrant à son fils une miche de pâte épaisse et bise, le pain est hors de prix; encore s'en faut-il bien qu'il soit de pur froment. On ne trouve au marché ni œufs, ni légumes, ni fromages. A force de manger des châtaignes, nous deviendrons châtaignes."
Après un long silence, elle reprit:
"J'ai vu dans la rue des femmes qui n'avaient pas de quoi nourrir leurs petits enfants. La misère est grande pour le pauvre monde. Et il en sera ainsi tant que les affaires ne seront pas rétablies.
–Ma mère, dit Gamelin en fronçant le sourcil, la disette dont nous souffrons est due aux accapareurs et aux agioteurs qui affament le peuple et s'entendent avec les ennemis du dehors pour rendre la République odieuse aux citoyens et détruire la liberté. Voilà où aboutissent les complots des Brissotins, les trahisons des Pétion et des Roland! Heureux encore si les fédéralistes en armes ne viennent pas massacrer, à Paris, les patriotes que la famine ne détruit pas assez vite! Il n'y a pas de temps à perdre: il faut taxer la farine et guillotiner quiconque spécule sur la nourriture du peuple, fomente l'insurrection ou pactise avec l'étranger. La Convention vient d'établir un tribunal extraordinaire pour juger les conspirateurs. Il est composé de patriotes; mais ses membres auront-ils assez d'énergie pour défendre la patrie contre tous ses ennemis? Espérons en Robespierre: il est vertueux. Espérons surtout en Marat. Celui-là aime le peuple, discerne ses véritables intérêts et les sert. Il fut toujours le premier à démasquer les traîtres, à déjouer les complots. Il est incorruptible et sans peur. Lui seul est capable de sauver la République en péril."
La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomber de son bonnet sa cocarde négligée.
"Laisse donc, Évariste: ton Marat est un homme comme les autres, et qui ne vaut pas mieux que les autres. Tu es jeune, tu as des illusions. Ce que tu dis aujourd'hui de Marat, tu l'as dit autrefois de Mirabeau, de La Fayette, de Pétion, de Brissot.
–Jamais!" s'écria Gamelin, sincèrement oublieux.
Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée de papiers, de livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posa la soupière de faïence, deux écuelles d'étain, deux fourchettes de fer, la miche de pain bis et un pot de piquette.
Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirent leur dîner par un petit morceau de lard. La mère ayant mis son fricot sur son pain, portait gravement sur la pointe de son couteau de poche les morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respect des aliments qui avaient coûté cher.
Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, qui restait songeur et distrait.
"Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux, mange."
Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d'un précepte religieux.
Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres. Gamelin réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à ces maux.
Mais elle:
"Il n'y a plus d'argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n'y a plus de confiance. C'est à désespérer de tout.
–Taisez-vous, ma mère, taisez-vous! s'écria Gamelin. Qu'importent nos privations, nos souffrances d'un moment! La Révolution fera pour les siècles le bonheur du genre humain."