Les Dieux ont soif. Anatole France

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Les Dieux ont soif - Anatole France

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d'aimer ne lui avait jamais fait oublier les convenances sociales. Son père lui savait un gré infini de cette prudence; et, comme elle tenait de lui le sens du commerce et le goût des entreprises, il ne s'inquiétait pas des raisons mystérieuses qui détournaient du mariage une fille si nubile et la retenaient à la maison, où elle valait une gouvernante et quatre commis. A vingt-sept ans, elle se sentait d'âge et d'expérience à faire sa vie elle-même et n'éprouvait nul besoin de demander les conseils ou de suivre la volonté d'un père jeune, facile et distrait. Mais pour qu'elle épousât Gamelin, il aurait fallu que M. Blaise fît un sort à ce gendre pauvre, l'intéressât dans la maison, lui assurât des travaux comme il en assurait à plusieurs artistes, enfin, d'une manière ou d'une autre, lui créât des ressources; et cela elle jugeait impossible que l'un l'offrît, que l'autre l'acceptât, tant il y avait peu de sympathie entre ces deux hommes.

      Cette difficulté embarrassait la tendre et sage Élodie. Elle envisageait sans terreur l'idée de s'unir à son ami par des liens secrets et de prendre l'auteur de la nature pour seul témoin de leur foi mutuelle. Sa philosophie ne trouvait pas condamnable une telle union que l'indépendance où elle vivait rendait possible et à laquelle le caractère honnête et vertueux d'Évariste donnerait une force rassurante; mais Gamelin avait grand-peine à subsister et à soutenir la vie de sa vieille mère: il ne semblait pas qu'il y eût dans une existence si étroite place pour un amour même réduit à la simplicité de la nature. D'ailleurs Évariste n'avait pas encore déclaré ses sentiments ni fait part de ses intentions. La citoyenne Blaise espérait bien l'y obliger avant peu.

      Elle arrêta du même coup ses méditations et son aiguille:

      "Citoyen Évariste, dit-elle, cette écharpe ne me plaira qu'autant qu'elle vous plaira à vous-même. Dessinez-moi un modèle, je vous prie. En l'attendant, je déferai comme Pénélope ce qui a été fait en votre absence."

      Il répondit avec un sombre enthousiasme:

      "Je m'y engage, citoyenne. Je vous dessinerai le glaive d'Harmodius: une épée dans une guirlande."

      Et, tirant son crayon, il esquissa des épées et des fleurs dans ce style sobre et nu, qu'il aimait. Et, en même temps, il exposait ses doctrines.

      "Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la servitude: le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin. Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bon style ni de la ligne pure; nulle part la nature ni la vérité. Des masques, des poupées, des chiffons, des singeries. La postérité méprisera leurs frivoles ouvrages. Dans cent ans, tous les tableaux de Watteau auront péri méprisés dans les greniers; en 1893, les étudiants en peinture recouvriront de leurs ébauches les toiles de Boucher. David a ouvert la voie: il se rapproche de l'antique; mais il n'est pas encore assez simple, assez grand, assez nu. Nos artistes ont encore bien des secrets à apprendre des frises d'Herculanum, des bas-reliefs romains, des vases étrusques."

      Il parla longtemps de la beauté antique, puis revint à Fragonard, qu'il poursuivait d'une haine inextinguible:

      "Le connaissez-vous, citoyenne?"

      Élodie fit signe qu'oui.

      "Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, qui certes est suffisamment ridicule avec son habit écarlate et son épée. Mais il a l'air d'un sage de la Grèce auprès de Fragonard. Je l'ai rencontré, il y a quelque temps, ce misérable vieillard, trottinant sous les arcades du Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant, égrillard, hideux. A cette vue, je souhaitai qu'à défaut d'Apollon quelque vigoureux ami des arts le pendît à un arbre et l'écorchât comme Marsyas, en exemple éternel aux mauvais peintres."

      Élodie fixa sur lui le regard de ses yeux gais et voluptueux:

      "Vous savez haïr, monsieur Gamelin, faut-il croire que vous savez aussi ai…

      –C'est vous, Gamelin?" fit une voix de ténor, la voix du citoyen Blaise qui rentrait dans son magasin, bottes craquantes, breloques sonnantes, basques envolées, et coiffé d'un énorme chapeau noir dont les cornes lui descendaient sur les épaules.

      Élodie, emportant sa corbeille, monta dans sa chambre.

      "Eh bien, Gamelin! demanda le citoyen Blaise, m'apportez-vous quelque chose de neuf?

      –Peut-être", dit le peintre.

      Et il exposa son idée:

      "Nos cartes à jouer offrent un contraste choquant avec l'état des mœurs. Les noms de valet et de roi offensent les oreilles d'un patriote. J'ai conçu et exécuté le nouveau jeu de cartes révolutionnaire dans lequel aux rois, aux dames, aux valets sont substituées les Libertés, les Égalités, les Fraternités; les as, entourés de faisceaux, s'appellent les Lois… Vous annoncez Liberté de trèfle, Égalité de pique, Fraternité de carreau, Loi de cœur… Je crois ces cartes assez fièrement dessinées; j'ai l'intention de les faire graver en taille-douce par Desmahis, et de prendre un brevet."

      Et, tirant de son carton quelques figures terminées à l'aquarelle, l'artiste les tendit au marchand d'estampes.

      Le citoyen Blaise refusa de les prendre et détourna la tête.

      "Mon petit, portez cela à la Convention, qui vous accordera les honneurs de la séance. Mais n'espérez pas tirer un sol de votre nouvelle invention, qui n'est pas nouvelle. Vous vous êtes levé trop tard. Votre jeu de cartes révolutionnaire est le troisième qu'on m'apporte. Votre camarade Dugourc m'a offert, la semaine dernière, un jeu de piquet avec quatre Génies, quatre Libertés, quatre Égalités. On m'a proposé un autre jeu où il y avait des sages, des braves, Caton, Rousseau, Annibal, qui sais-je encore!.. Et ces cartes avaient sur les vôtres, mon ami, l'avantage d'être grossièrement dessinées et gravées sur bois au canif. Que vous connaissez peu les hommes pour croire que les joueurs se serviront de cartes dessinées dans le goût de David et gravées dans la manière de Bartolozzi! Et c'est encore une étrange illusion de croire qu'il faille faire tant de façons pour conformer les vieux jeux de cartes aux idées actuelles. D'eux-mêmes, les bons sans-culottes en corrigent l'incivisme en annonçant: "Le tyran!" ou simplement: "Le gros cochon!" Ils se servent de leurs cartes crasseuses et n'en achètent jamais d'autres. La grande consommation de jeux se fait dans les tripots du Palais-Égalité: je vous conseille d'y aller et d'offrir aux croupiers et aux pontes vos Libertés, vos Égalités, vos… comment dites-vous?.. vos Lois de cœur… et vous reviendrez me dire comment ils vous ont reçu!"

      Le citoyen Blaise s'assit sur le comptoir, donna des pichenettes sur sa culotte nankin pour en ôter les grains de tabac, et, regardant Gamelin avec une douce pitié:

      "Permettez-moi de vous donner un conseil, citoyen peintre: si vous voulez gagner votre vie, laissez là vos cartes patriotiques, laissez là vos symboles révolutionnaires, vos Hercules, vos hydres, vos Furies poursuivant le crime, vos génies de la Liberté, et peignez-moi de jolies filles. L'ardeur des citoyens à se régénérer tiédit avec le temps et les hommes aimeront toujours les femmes. Faites-moi des femmes toutes roses, avec de petits pieds et de petites mains. Et mettez-vous dans la tête que personne ne s'intéresse plus à la Révolution et qu'on ne veut plus en entendre parler."

      Du coup, Évariste Gamelin se cabra:

      "Quoi! ne plus entendre parler de la Révolution!.. Mais l'établissement de la liberté, les victoires de nos armées, le châtiment des tyrans sont des événements qui étonneront la postérité la plus reculée? Comment n'en pourrions-nous pas être frappés?.. Quoi! la secte du sans-culotte Jésus a duré près de dix-huit siècles, et le culte de la Liberté serait aboli après quatre ans à peine d'existence!"

      Mais

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