Les Dieux ont soif. Anatole France

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Les Dieux ont soif - Anatole France

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ans d'enthousiasme, cinq ans d'embrassades, de massacres, de discours, de Marseillaise, de tocsins, d'aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes à cheval sur des canons, d'arbres de la Liberté coiffés du bonnet rouge, de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des chars de fleurs; d'emprisonnements, de guillotine, de rationnements, d'affiches, de cocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles, c'est long! Et puis l'on commence à n'y plus rien comprendre. Nous en avons trop vu, de ces grands citoyens que vous n'avez conduits au Capitole que pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La Fayette, Bailly, Pétion, Manuel, et tant d'autres. Qui nous dit que vous ne préparez pas le même sort à vos nouveaux héros?.. On ne sait plus.

      –Nommez-les, citoyen Blaise, nommez-les ces héros que nous nous préparons à sacrifier! dit Gamelin, d'un ton qui rappela le marchand d'estampes à la prudence.

      –Je suis républicain et patriote, répliqua-t-il, la main sur son cœur. Je suis aussi républicain que vous, je suis aussi patriote que vous, citoyen Évariste Gamelin. Je ne soupçonne pas votre civisme et ne vous accuse nullement de versatilité. Mais sachez que mon civisme et mon dévouement à la chose publique sont attestés par des actes nombreux. Mes principes, les voici: Je donne ma confiance à tout individu capable de servir la nation. Devant les hommes que la voix publique désigne au périlleux honneur du pouvoir législatif, comme Marat, comme Robespierre, je m'incline; je suis prêt à les aider dans la mesure de mes faibles moyens et à leur apporter l'humble concours d'un bon citoyen. Les comités peuvent témoigner de mon zèle et de mon dévouement. En société avec de vrais patriotes, j'ai fourni de l'avoine et du fourrage à notre brave cavalerie, des souliers à nos soldats. Aujourd'hui même, je fais envoyer de Vernon soixante bœufs à l'armée du Midi, à travers un pays infesté de brigands et battu par les émissaires de Pitt et de Condé. Je ne parle pas; j'agis."

      Gamelin remit tranquillement ses aquarelles dans son carton, dont il noua les cordons et qu'il passa sous son bras.

      "C'est une étrange contradiction, dit-il, les dents serrées, que d'aider nos soldats à porter à travers le monde cette liberté qu'on trahit dans ses foyers en semant le trouble et l'inquiétude dans l'âme de ses défenseurs… Salut, citoyen Blaise."

      Avant de s'engager dans la ruelle qui longe l'Oratoire, Gamelin, le cœur gros d'amour et de colère, se retourna pour donner un regard aux œillets rouges fleuris sur le rebord d'une fenêtre.

      Il ne désespérait point du salut de la patrie. Aux propos inciviques de Jean Blaise il opposait sa foi révolutionnaire. Encore lui fallait-il reconnaître que ce marchand ne prétendait pas sans quelque apparence de raison que désormais le peuple de Paris se désintéressait des événements. Hélas! il n'était que trop certain qu'à l'enthousiasme de la première heure succédait l'indifférence générale, et qu'on ne reverrait plus les grandes foules unanimes de Quatre-vingt-neuf, qu'on ne reverrait plus les millions d'âmes harmonieuses qui se pressaient en Quatre-vingt-dix autour de l'autel des fédérés. Eh bien! les bons citoyens redoubleraient de zèle et d'audace, réveilleraient le peuple assoupi, en lui donnant le choix de la liberté ou de la mort.

      Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d'Élodie soutenait son courage.

      Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre à l'horizon sous des nuées pesantes, semblables à des montagnes de lave incandescente; les toits de la ville baignaient dans une lumière d'or; les vitres des fenêtres jetaient des éclairs. Et Gamelin imaginait des Titans forgeant, avec les débris ardents des vieux mondes, Dicé, la cité d'airain.

      N'ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pour lui, il rêvait de s'asseoir à la table sans bouts qui convierait l'univers et où prendrait place l'humanité régénérée. En attendant, il se persuadait que la patrie, en bonne mère, nourrirait son enfant fidèle. Se roidissant contre les dédains du marchand d'estampes, il s'excitait à croire que son idée d'un jeu de cartes révolutionnaire était nouvelle et bonne et qu'avec ses aquarelles bien réussies il tenait une fortune sous son bras. "Desmahis les gravera, pensait-il. Nous éditerons nous-mêmes le nouveau jeu patriotique et nous sommes sûrs d'en vendre dix mille, à vingt sols chaque, en un mois."

      Et, dans son impatience de réaliser ce projet, il se dirigea à grands pas sur le quai de la Ferraille, où logeait Desmahis, au-dessus du vitrier.

      On entrait par la boutique. La vitrière avertit Gamelin que le citoyen Desmahis n'était pas chez lui, ce qui ne pouvait beaucoup surprendre le peintre, qui savait que son ami était d'humeur vagabonde et dissipée, et qui s'étonnait qu'on pût graver autant et si bien qu'il le faisait avec aussi peu d'assiduité. Gamelin résolut de l'attendre un moment. La femme du vitrier lui offrit un siège. Elle était morose et se plaignait des affaires qui allaient mal, quoiqu'on eût dit que la Révolution, en cassant les carreaux, enrichissait les vitriers.

      La nuit tombait: renonçant à attendre son camarade, Gamelin prit congé de la vitrière. Comme il passait sur le Pont-Neuf, il vit déboucher du quai des Morfondus des gardes nationaux à cheval qui refoulaient les passants, portaient des torches et, avec un grand cliquetis de sabres, escortaient une charrette qui traînait lentement à la guillotine un homme dont personne ne savait le nom, un ci-devant, le premier condamné du nouveau tribunal révolutionnaire. On l'apercevait confusément entre les chapeaux des gardes, assis, les mains liées sur le dos, la tête nue et ballante, tournée vers le cul de la charrette. Le bourreau se tenait debout près de lui, appuyé à la ridelle. Les passants, arrêtés, disaient entre eux que c'était probablement quelque affameur du peuple et regardaient avec indifférence. Gamelin, s'étant approché, reconnut parmi les spectateurs Desmahis, qui s'efforçait de fendre la foule et de couper le cortège. Il l'appela et lui mit la main sur l'épaule; Desmahis tourna la tête. C'était un jeune homme beau et vigoureux.

      On disait naguère, à l'académie, qu'il portait la tête de Bacchus sur le corps d'Hercule. Ses amis l'appelaient "Barbaroux", à cause de sa ressemblance avec ce représentant du peuple.

      "Viens, lui dit Gamelin, j'ai à te parler d'une affaire importante.

      –Laisse-moi!" répondit vivement Desmahis.

      Et il jeta quelques mots indistincts, en guettant le moment de s'élancer:

      "Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de modes, ses cheveux blonds sur le dos: cette maudite charrette m'en a séparé… Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont."

      Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était d'importance.

      Mais Desmahis s'était déjà coulé à travers chevaux, gardes, sabres et torches et poursuivait la demoiselle de modes.

      IV

      Il était dix heures du matin. Le soleil d'avril trempait de lumière les tendres feuilles des arbres. Allégé par l'orage de la nuit, l'air avait une douceur délicieuse. A longs intervalles, un cavalier, passant sur l'allée des Veuves, rompait le silence de la solitude. Au bord de l'allée ombreuse, contre la chaumière de La Belle Lilloise, sur un banc de bois, Évariste attendait Élodie. Depuis le jour où leurs doigts s'étaient rencontrés sur le linon de l'écharpe, où leurs souffles s'étaient mêlés, il n'était plus revenu à l'Amour peintre. Pendant toute une semaine, son orgueilleux stoïcisme et sa timidité, qui devenait sans cesse plus farouche, l'avaient tenu éloigné d'Élodie. Il lui avait écrit une lettre grave, sombre, ardente, dans laquelle, exposant les griefs dont il chargeait le citoyen Blaise et taisant son amour, dissimulant sa douleur, il annonçait sa résolution de ne plus retourner au magasin d'estampes et montrait à suivre cette résolution plus de fermeté que n'en pouvait approuver une amante.

      D'un naturel contraire, Élodie, encline à défendre son bien

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