Voyage en Espagne. Gautier Théophile

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Voyage en Espagne - Gautier Théophile

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porte Sainte-Marie, élevée en l'honneur de Charles-Quint, est un remarquable morceau d'architecture. Les statues placées dans les niches, quoique courtes et trapues, ont un caractère de force et de puissance qui rachète bien leur défaut de sveltesse; il est dommage que cette superbe porte triomphale soit obstruée et déshonorée par je ne sais quelles murailles de plâtre élevées là sous prétexte de fortification, et qu'il serait urgent de jeter par terre. Près de cette porte se trouve la promenade qui longe l'Arlençon, rivière très-respectable, de deux pieds de profondeur pour le moins, ce qui est beaucoup pour l'Espagne. Cette promenade est ornée de quatre statues représentant quatre rois ou comtes de Castille d'une assez belle tournure, savoir: don Fernand Gonzalès, don Alonzo, don Enrique II et don Fernando Ier. Voilà à peu près tout ce qui mérite d'être vu à Burgos. Le théâtre est encore plus sauvage que celui de Vittoria. On y jouait ce soir-là une pièce en vers: El Zapatero y el Rey (le Savetier et le Roi) de Zorilla, jeune écrivain très-distingué, fort en vogue à Madrid, et qui a déjà publié sept volumes de vers dont on vante le style et l'harmonie. Toutes les places étaient retenues d'avance; il fallut nous priver de ce plaisir et attendre au lendemain la représentation des Trois Sultanes, entremêlée de chant et de danses turques d'une bouffonnerie transcendante. Les acteurs ne savaient pas un mot de leur rôle, et le souffleur criait leur rôle à tue-tête, de façon à couvrir leur voix. À propos du souffleur, il est protégé par une carapace de fer-blanc arrondie en voûte de four contre les patatas, manzanas et cascaras de naranja, pommes de terre, pommes et pelures d'orange dont le public espagnol, public impatient s'il en fut, ne manque pas de bombarder les acteurs qui lui déplaisent. Chacun emporte sa provision de projectiles dans ses poches; si les acteurs ont bien joué, les légumes retournent à la marmite et vont grossir le puchero.

      Un instant nous crûmes avoir trouvé le vrai type espagnol féminin dans une des trois sultanes: grands sourcils noirs arqués, nez mince, ovale allongé, lèvres rouges; mais un voisin officieux nous apprit que c'était une jeune Française.

      Avant de partir de Burgos, nous allâmes faire une visite à la Cartuja de Miraflores, située à une demi-lieue de la ville. On a permis à quelques pauvres vieux moines infirmes de rester dans cette chartreuse pour y attendre leur mort. L'Espagne a beaucoup perdu de son caractère romantique à la suppression des moines, et je ne vois pas ce qu'elle y a gagné sous d'autres rapports. D'admirables édifices dont la perte sera irréparable, et qui avaient été conservés jusqu'alors dans l'intégrité la plus minutieuse, vont se dégrader, s'écrouler, et ajouter leurs ruines aux ruines déjà si fréquentes dans ce malheureux pays; des richesses inouïes en statues, en tableaux, en objets d'art de toute sorte, se perdront sans profiter à personne. On pouvait imiter, ce me semble, notre révolution par un autre côté que par son stupide vandalisme. Égorgez-vous entre vous pour les idées que vous croyez avoir, engraissez de vos corps les maigres champs ravagés par la guerre, c'est bien; mais la pierre, le marbre et le bronze touchés par le génie sont sacrés, épargnez-les. Dans deux mille ans on aura oublié vos discordes civiles, et l'avenir ne saura que vous avez été un grand peuple que par quelques merveilleux fragments retrouvés dans les fouilles.

      La Cartuja est située sur le haut d'une colline; l'extérieur en est austère et simple: murailles de pierres grises, toit de tuiles; tout pour la pensée, rien pour les yeux. À l'intérieur, ce sont de longs cloîtres frais et silencieux, blanchis à la chaux vive, des portes de cellules, des fenêtres à mailles de plomb dans lesquelles sont enchâssés quelques sujets pieux en verres de couleur, et particulièrement une Ascension de Jésus-Christ d'une composition singulière: le corps du Sauveur a déjà disparu; on ne voit plus que ses pieds, dont les empreintes sont restées en creux sur un rocher entouré de saints personnages en admiration.

      Une petite cour au milieu de laquelle s'élève une fontaine d'où filtre goutte à goutte une eau diamantée, renferme le jardin du prieur. Quelques brindilles de vigne égaient un peu la tristesse des murailles; quelques bouquets de fleurs, quelques gerbes de plantes poussent çà et là, un peu au hasard et dans un désordre pittoresque. Le prieur, vieillard à figure noble et mélancolique, accoutré de vêtements ressemblant le plus possible à un froc (il n'est pas permis aux moines de garder leur costume), nous reçut avec beaucoup de politesse et nous fit asseoir autour du brasero, car il ne faisait pas très-chaud, et nous offrit des cigarettes et des azucarillos avec de l'eau fraîche. Un livre était ouvert sur la table; je me permis d'y jeter les yeux: c'était la Bibliotheca carluxiana, recueil de tous les passages de différents auteurs faisant l'éloge de l'ordre et de la vie des chartreux. Les marges étaient annotées de sa main avec cette bonne vieille écriture de prêtre, droite, ferme, un peu grosse, qui dit tant de choses à la pensée, et qu'un mondain hâté et convulsif ne saurait avoir. Ainsi ce pauvre vieux moine, laissé là par pitié dans ce couvent abandonné dont les voûtes vont bientôt s'écrouler sur sa fosse inconnue, rêvait encore la gloire de son ordre, et d'une main tremblante inscrivait sur les feuilles blanches du livre quelque passage oublié ou nouvellement recueilli.

      Le cimetière est ombragé par deux ou trois grands cyprès, comme il y en a dans les cimetières turcs: cet enclos funèbre contient quatre cent dix-neuf chartreux morts depuis la construction du couvent; une herbe épaisse et touffue couvre ce terrain, où l'on ne voit ni tombe, ni croix, ni inscription; ils gisent là confusément, humbles dans la mort comme ils l'ont été dans la vie. Ce cimetière anonyme a quelque chose de calme et de silencieux qui repose l'âme; une fontaine, placée au centre, pleure, avec ses larmes limpides comme de l'argent, tous ces pauvres morts oubliés; je bus une gorgée de cette eau filtrée par les cendres de tant de saints personnages; elle était pure et glaciale comme la mort.

      Mais, si la demeure des hommes est pauvre, celle de Dieu est riche. Dans le milieu de la nef sont placés les tombeaux de don Juan II et de la reine Isabelle, sa femme. On s'étonne que la patience humaine soit venue à bout d'une pareille œuvre: seize lions, deux à chaque angle, soutenant huit écussons aux armes royales, leur servent de base. Ajoutez un nombre proportionné de vertus, de figures allégoriques, d'apôtres et d'évangélistes, faites serpenter à travers tout cela des rameaux, des feuillages, des oiseaux, des animaux, des lacs d'arabesques, et vous n'aurez qu'une bien faible idée de ce prodigieux travail. Les statues couronnées du roi et de la reine sont couchées sur le couvercle. Le roi tient son sceptre à la main, et porte une robe longue, guillochée et ramagée avec une délicatesse inconcevable.

      Le tombeau de l'infant Alonzo est du côté de l'évangile. L'infant y est représenté à genoux devant un prie-Dieu. Une vigne découpée à jours, où de petits enfants se suspendent et cueillent des raisins, festonne avec un intarissable caprice l'arc gothique qui encadre la composition à demi engagée dans le mur. Ces merveilleux monuments sont en albâtre et de la main de Gil de Siloé, qui fit aussi les sculptures du maître-autel; à droite et à gauche de cet autel, qui est d'une rare beauté, sont ouvertes deux portes par où l'on aperçoit deux chartreux immobiles dans le suaire blanc de leur froc: ces deux figures, qui sont probablement de Diego de Leyva, font illusion au premier coup d'œil. Des stalles de Berruguete complètent cet ensemble, qu'on s'étonne de rencontrer dans une campagne déserte.

      Du haut de la colline, l'on nous fit apercevoir dans le lointain San-Pedro de Cardena, où se trouve la tombe du Cid et de doña Chimène, sa femme. À propos de cette tombe, on raconte une anecdote bizarre que nous allons rapporter, sans en garantir l'authenticité.

      Pendant l'invasion des Français, le général Thibaut eut l'idée de faire apporter les os du Cid, de San-Pedro de Cardena à Burgos, dans l'intention de les placer dans un sarcophage sur la promenade publique, afin d'inspirer à la population des sentiments héroïques et chevaleresques par la présence de ces restes magnanimes. On ajoute que, dans un accès d'enthousiasme guerrier, l'honorable général mit coucher près de lui les ossements du héros, pour se hausser le courage à ce glorieux contact, précaution dont il n'avait aucunement besoin. Ce projet ne s'exécuta pas, et le Cid retourna près de doña Chimène, à San-Pedro de Cardena, où il est resté définitivement; mais une de ses dents, qui était détachée, et que l'on avait serrée dans un tiroir, a disparu sans

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