Voyage en Espagne. Gautier Théophile

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Voyage en Espagne - Gautier Théophile

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les plus curieuses de la course; ils sont postés à peu de distance l'un de l'autre, adossés à la tablas, bien assurés sur leurs arçons, la lance au poing et préparés à recevoir vaillamment la bête farouche; les chulos et les banderilleros se tiennent à distance ou s'éparpillent dans l'arène.

      Toutes ces préparations, qui paraissent plus longues dans la description que dans la réalité, allument la curiosité au plus haut point. Tous les yeux sont fixés avec anxiété sur la fatale porte, et dans ces douze mille regards il n'y en a pas un seul qui soit tourné d'un autre coté. La plus belle femme de la terre n'obtiendrait pas l'aumône d'une œillade dans ce moment-là.

      J'avoue que, pour ma part, j'avais le cœur serré comme par une main invisible; les tempes me sifflaient, et des sueurs chaudes et froides me passaient dans le dos. C'est une des plus fortes émotions que j'aie jamais éprouvées.

      Une grêle fanfare résonna, les deux battants rouges se renversèrent avec fracas, et le taureau se précipita dans l'arène au milieu d'un hourra immense.

      C'était un superbe animal, presque noir, luisant, avec un fanon énorme, un mufle carré, des cornes en croissant aiguës et polies, des jambes sèches, une queue toujours en mouvement, portant entre les deux épaules une touffe de rubans aux couleurs de sa Ganaderia, piquée dans le cuir par une aiguillette. Il s'arrêta une seconde, renifla l'air deux ou trois fois, ébloui du grand jour, étonné du tumulte; puis, avisant le premier picador, il fondit dessus au galop avec un élan furieux.

      Le picador ainsi attaqué était Sevilla. Je ne puis résister au plaisir de décrire ici ce fameux Sevilla, qui est réellement l'idéal du genre. Figurez-vous un homme de trente ans environ, de grande mine et de grande tournure, robuste comme un Hercule, basané comme un mulâtre, avec des yeux superbes et une physionomie comme un des Césars du Titien; l'expression de sérénité joviale et dédaigneuse qui règne dans ses traits et son maintien ont vraiment quelque chose d'héroïque. Il avait, ce jour-là, une veste orange brodée et galonnée d'argent, qui m'est restée dessinée dans la mémoire avec une ineffaçable minutie: il abaissa la pointe de sa lance, se mit en arrêt, et soutint le choc du taureau si victorieusement, que la bête farouche chancela, passa outre, emportant une blessure qui ne tarda pas à rayer sa peau noire de filets rouges; elle s'arrêta incertaine quelques instants, puis fondit avec un redoublement de rage sur le second picador posté à quelque distance.

      Antonio Rodriguez lui donna un bon coup de lance qui ouvrit une seconde blessure tout à côté de la première, car l'on ne doit piquer qu'à l'épaule; mais le taureau revint sur lui tête baissée et plongea sa corne tout entière dans le ventre du cheval. Les chulos accoururent, secouant leur cape, et l'animal stupide, attiré et distrait par ce nouvel appât, se mit à les poursuivre à toutes jambes; mais les chulos, mettant le pied sur le rebord dont nous avons parlé, sautèrent légèrement par-dessus la barrière, laissant l'animal fort étonné de ne plus rien voir.

      Le coup de corne avait fendu le ventre du cheval, en sorte que ses entrailles se répandaient et coulaient presque jusqu'à terre; je crus que le picador allait se retirer pour en prendre un autre: pas le moins du monde; il lui toucha l'oreille pour voir si le coup était mortel. Le cheval n'était que décousu; cette blessure, quoique affreuse à voir, peut se guérir; on remet les boyaux dans le ventre, on y fait deux ou trois points, et la pauvre bête peut servir pour une autre course. Il lui donna un coup d'éperon, et fut, avec un temps de galop de chasse, se replacer plus loin.

      Le taureau commençait à comprendre qu'il n'y avait guère que des coups de lance à gagner du côté des picadores, et sentait le besoin de retourner au pâturage. Au lieu d'entrer sans hésitation, après un élan de quelques pas, il retournait à sa querencia avec une imperturbable opiniâtreté; la querencia, en termes de l'art, est un coin quelconque de la place que le taureau se choisit pour gîte, et auquel il revient toujours après avoir donné la cogida; la cogida se dit de l'attaque du taureau, et la suerte de l'attaque du torero, qui se nomme aussi diestro.

      Une nuée de chulos vint agiter devant ses yeux leurs capas de couleurs éclatantes; l'un d'eux poussa l'insolence jusqu'à coiffer de son manteau enroulé la tête du taureau, qui ressemblait ainsi à l'enseigne du Bœuf à la mode, que tout le monde a pu voir à Paris. Le taureau furieux se débarrassa, comme il put, de cet ornement intempestif, et fit voler en l'air l'innocente étoffe qu'il piétina avec rage lorsqu'elle retomba à terre. Profitant de cette recrudescence de colère, un chulo se mit à l'agacer en l'attirant du côté des picadores; se trouvant face à face de ses ennemis, le taureau hésita, puis, prenant son parti, se précipita sur Sevilla avec tant de force, que le cheval roula les quatre fers on l'air, car le bras de Sevilla est un arc-boutant de bronze que rien ne peut faire plier. Sevilla tomba sous le cheval, ce qui est la meilleure façon, parce que l'homme est à couvert des coups de corne, et que le corps de sa monture lui sert de bouclier. Les chulos intervinrent, et le cheval en fut quitte pour une estafilade à la cuisse. On releva Sevilla qui se remit en selle avec une tranquillité parfaite. Le cheval d'Antonio Rodriguez, l'autre picador, fut moins heureux: il reçut dans le poitrail un coup si violent, que la corne s'enfonça jusqu'à la garde, et disparut entièrement dans la blessure. Pendant que le taureau cherchait à dégager sa tête embarrassée dans le corps du cheval, Antonio s'accrochait des mains aux rebords de las tablas qu'il franchissait avec l'aide des chulos, car les picadores, désarçonnés, alourdis par la garniture de fer de leurs bottes, ne peuvent guère plus remuer que les anciens chevaliers emboîtés dans leurs armures.

      Le pauvre animal, abandonné à lui-même, se mit à traverser l'arène en chancelant, comme s'il était ivre, s'embarrassant les pieds dans ses entrailles; des flots de sang noir jaillissaient impétueusement de sa plaie, et zébraient le sable de zigzags intermittents qui trahissaient l'inégalité de sa démarche; enfin il vint s'abattre près des tablas. Il releva deux ou trois fois la tête, roulant un œil bleu déjà vitré, retirant en arrière ses lèvres blanches d'écume, qui laissaient voir ses dents décharnées; sa queue battit faiblement la terre; ses pieds de derrière s'agitèrent convulsivement et lancèrent une ruade suprême, comme s'il eût voulu briser de son dur sabot le crâne épais de la mort. Son agonie était à peine terminée que les muchachos de service, voyant le taureau occupé d'un autre côté, accoururent pour lui ôter la selle et la bride. Il resta déshabillé, couché sur le flanc, et dessinant sur le sable sa brune silhouette. Il était si mince, si aplati, qu'on l'eût pris pour une découpure de papier noir. J'avais déjà remarqué à Montfaucon quelles formes étrangement fantastiques la mort fait prendre aux chevaux: c'est assurément l'animal dont le cadavre est le plus triste à voir. Sa tête, si noblement et si purement charpentée, modelée et frappée de méplats par le doigt terrible du néant, semble avoir été habitée par une pensée humaine; la crinière qui s'échevèle, la queue qui s'éparpille, ont quelque chose de pittoresque et de poétique. Un cheval mort est un cadavre; tout autre animal dont la vie s'est envolée n'est qu'une charogne.

      J'insiste sur la mort de ce cheval, parce que c'est la sensation la plus pénible que j'aie éprouvée au combat de taureau. Ce ne fut pas, du reste, la seule victime: quatorze chevaux restèrent sur l'arène ce jour-là; un seul taureau en tua cinq.

      Le picador revint avec un cheval frais, et il y eut encore plusieurs attaques plus ou moins heureuses. Mais le taureau commençait à se fatiguer et sa fureur à s'abattre; les banderilleros arrivèrent avec leurs flèches garnies de papier, et bientôt le cou du taureau fut orné d'une collerette de découpures que les efforts qu'il faisait pour s'en délivrer attachaient encore plus invinciblement. Un petit banderillero, nommé Majaron, piquait les dards avec beaucoup de bonheur et d'audace, et quelquefois même il battait un entrechat avant de se retirer; aussi était-il fort applaudi. Quand le taureau eut après lui sept à huit banderillas, dont le fer lui déchirait le cuir et dont le papier lui bruissait aux oreilles, il se mit à courir çà et là, à beugler

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