La fille Elisa. Edmond de Goncourt
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Les jurés sont à leurs places. Ils sont graves, sévères, pensifs et comme enveloppés, par-dessus leurs redingotes, de la majesté solennelle de grands justiciers.
Alors le président du jury, un vieillard à la barbe blanche, se lève sur le premier banc, déplie un papier, et, la voix subitement enrouée par ce qu'elle va lire, laisse douloureusement tomber:
«Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les hommes, la réponse du jury est: Oui, sur toutes les questions à la majorité.»
La mort! la mort! la mort! cela, dit tout bas, court les lèvres; et, gagnant de proche en proche, le murmure d'effroi, pareil à un écho qui se prolonge indéfiniment, redit longtemps encore aux extrémités de la salle: la mort! la mort! la mort!
En le saisissement de ce mortel «Oui, sans circonstances atténuantes», de ce «Oui» redouté, mais non attendu – du froid passe dans tous les dos, et le frisson des spectateurs remonte jusqu'aux impassibles exécuteurs de la loi.
Un moment – dans le déroulement de la tragédie – l'émoi humain impose un court temps d'arrêt, pendant lequel, à la lueur des lustres qui s'allument, on aperçoit des gestes irréfléchis, errants, des mains boutonnant, sans y prendre garde, un habit sur les battements d'un coeur.
Enfin l'ordre est donné d'introduire l'accusée. Des gens, pour mieux voir la souffrance et la décomposition de son visage, à la lecture de l'arrêt, sont montés sur les banquettes.
La fille Élisa, d'un bond, apparaît sur la petite porte avec un regard interrogateur fouillant les yeux du public, lui demandant de suite son destin.
Les yeux se baissent, se détournent, se refusant à lui rien dire.
Beaucoup de ceux qui sont montés sur les banquettes redescendent.
L'accusée s'assied, s'agitant dans un dandinement perpétuel sur le grand banc, le visage dissimulé, les mains croisées derrière le dos, comme si déjà elle les avait liées et que la femme fût bouclée.
Le greffier lit le verdict du jury à l'accusée.
Le président de la Cour donne la parole à l'avocat général qui requiert l'application de la loi.
Le président, d'une voix où il ne reste plus rien du timbre mordant et ironique d'un vieux juge, demande à la condamnée ce qu'elle peut avoir à dire sur la peine.
La condamnée s'est rassise. Dans sa bouche desséchée sa langue cherche de la salive qui n'y est plus, pendant qu'un larmoiement intérieur lui fait la narine humide. Elle est toujours remuante, avec toujours les mains derrière le dos, et sans avoir l'air de bien comprendre.
Alors la Cour se lève, les têtes des juges se rapprochent, des paroles basses sont échangées, durant quelques secondes, sous des acquiescements de fronts pâles. Puis le président ouvre le Code qu'il a devant lui, lit sourdement:
«Tout condamné à mort aura la tête tranchée.»
Au mot de «tête tranchée» la condamnée, se jetant en avant dans un élancement suprême, et la bouche tumultueuse de paroles qui s'étranglent, se met à pétrir entre des doigts nerveux son chapeau qui devient une loque… tout à coup le porte à sa figure… se mouche dans la chose informe… et, sans dire un mot, retombe sur le banc, prenant son cou à deux mains, qui le serrent machinalement, ainsi que des mains qui retiendraient sur des épaules une tête vacillante.
LIVRE PREMIER
I
La femme, la prostituée condamnée à mort, était la fille d'une sage-femme de la Chapelle. Son enfance avait grandi dans l'exhibition intime et les entrailles secrètes du métier. Pendant de longues maladies, couchée dans un cabinet noir attenant à la chambre aux speculum, – le cabinet de visite de sa mère, – elle entendit les confessions de l'endroit. Tout ce qui se murmure dans des larmes, tout ce qui parle haut dans un aveu cynique, arriva à ses jeunes oreilles. La révélation des mystères et des hontes du commerce de l'homme et de la femme de Paris vint la trouver dans sa couchette, presque dans son berceau. La croyance naïve de la petite fille au nouveau-né trouvé sous le buisson de roses de l'enseigne maternelle fut emportée par des paroles cochonnes, instruisant son ignorance avec d'érotiques détails, des matérialités de la procréation. Du milieu de la nuit de son cabinet, l'enfant alitée, l'enfant à la pensée inoccupée, rêvassante, assista aux aventures du déshonneur, aux drames des liaisons cachées, aux histoires des passions hors nature, aux consultations pour les maladies vénériennes, à la divulgation quotidienne de toutes les impuretés salissantes, de tous les secrets dégoûtants de l'Amour coupable et de la Prostitution.
II
Une abominable vie que la vie de la petite Élisa chez sa mère. L'effort de «tirer des enfants», la montée quotidienne de cinquante étages, les sorties de jour et de nuit par tous les temps que Dieu fait, les veilles, la privation de sommeil, les gardes dans les logis sans feu, la peine et l'éreintement d'une existence surmenée, exaspéraient l'humeur de la sage-femme, la tenaient en l'irritation grondante des gens qui triment dans un métier d'enfer. Puis la copieuse nourriture et les verrées de vin, à l'aide desquelles la créature du peuple cherchait la réparation de ses forces pour l'accouchement en expectative, faisaient cette irritation prompte aux giffles. Parfois, il y avait bien, dans une tape, l'attendrissement colère du coeur de cette femme, revenant à la fois apitoyée et enragée, d'un de ces spectacles de misère, comme seules les grandes capitales en recèlent dans leurs profondeurs cachées.
– «Oui! s'exclamait la sage-femme en rentrant comme un ouragan, oui, mes enfants! de la volige disjointe: c'est les murs, et de la terre battue: voilà le plancher… là-dessus, pour le mari et la femme, un tas de sciure de bois, avec autour, – comme qui dirait le fond d'une bière, – quatre planches pour la pudeur et que les enfants ne voient pas… Sept enfants, s'il vous plaît, sur deux méchantes paillasses; trois à la tête, trois aux pieds; ceux-là, les mignons, ne pouvant allonger leurs petites jambes par rapport au panier du dernier-né… Et rien de rien là dedans… Un peigne, une bouteille, un trognon de pain, sur une table bancroche, après laquelle, – j'en ai encore les sangs tournés, – grimpait, à tout moment, un rat gros comme un chat qui emportait son chicot de pain. C'est dans les baraquements du clos Saint-Lazare, là, vous savez, où il y a eu tant de vieilles maisons démolies… Puis ne voilà-t-il pas qu'un sacré polisson de salopiat de singe… oui, le gagne-pain du petit savoyard de la chambre d'à côté… ne le voilà-t-il pas avec des plaintes, des gémissements, et toutes les satanées inventions de ces farceurs d'animaux, qui se met à imiter le travail de ma femme en douleur… et qu'à la fin des fins, il vous pisse par une fente sur les mignons… Une layette que vous dites, une layette, je vous en souhaite, c'est mon mouchoir de poche qui a été la layette… et quand le nouveau-né, il m'a fallu le laver, une poignée de paille arrachée dans le creux d'une paillasse, c'est avec ça que j'ai fait tiédir l'eau.»
Le plus souvent la cause des emportements de la mère d'Élisa était autre. Les accouchements du bureau de bienfaisance à huit francs, les accouchements de la maison à cinquante francs, y compris les neuf jours de traitement, ne couvraient pas toujours les dépenses de l'entreprise. Dans l'année, presque tous les mois, revenaient des semaines, où des billets, plusieurs fois renouvelés, se trouvaient chez l'huissier, où le crédit s'arrêtait chez le boucher, la fruitière, le charbonnier. Ces semaines-là, le portier avait l'occasion de voir redescendre, toute pâle et se tenant à la rampe, la jeune fille montée, quelques heures avant, chez la sage-femme. De ce