La fille Elisa. Edmond de Goncourt
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Élisa devenait la femme, dont à l'oreille et en rougissant, se parlaient les jeunes gens de la ville, la femme baptisée du nom de la parisienne, la femme désirée entre toutes, la femme convoitée par la vanité des sens provinciaux.
Monsieur et Madame consultaient maintenant Élisa pour leurs affaires. Elle était le secrétaire qu'ils employaient pour écrire à une fille élevée dans un couvent de Paris. Elle prenait la plume pour répondre aux lettres du jour de l'an commençant et se terminant ainsi: «Chers parents, qu'il me soit permis, au commencement de cette année, de vous exprimer ma reconnaissance pour la sollicitude continuelle dont vous m'entourez et les sacrifices que vous ne cessez de faire… Chers parents, soyez heureux autant que vous le méritez et rien ne manquera à votre bonheur et à ma félicité!»
Divine, qui, depuis quelques années, exerçait dans l'intérieur la petite tyrannie despotique d'une femme malade, dépitée de tomber au second plan, quittait la maison. Et devant la considération témoignée par Madame à Élisa, ses compagnes descendaient naturellement à se faire ses domestiques.
Au moment du départ de Divine, un événement fortuit grandissait encore la position de la Parisienne. Elle avait la fortune de faire naître un coup de coeur chez le fils du maire de l'endroit. De ce jour affichant à son cou, dans un grand médaillon d'or, l'image photographiée du fils de l'autorité municipale, Élisa conquérait dans l'établissement le caractère officiel de la maîtresse déclarée d'un héritier présomptif. Elle pouvait s'affranchir des corvées de l'amour, son linge était changé tous les jours. Au lieu de la soupe que l'on mangeait le matin, elle prenait, ainsi que Madame, une tasse de chocolat. Au dîner elle buvait du vin de Bordeaux, du vin du fils de la maison pour sa maladie.
XII
Un verger s'étendait derrière la maison. Aux premières tiédeurs du printemps, les femmes quittaient le salon pour habiter toute la journée le jardin, ne rentrant qu'à la nuit tombante. Les habitués étaient accueillis dans de petits bosquets de chèvrefeuille, grimpés aux branches de vieux abricotiers en plein vent, sous lesquels ils buvaient du cassis, de la bière, de la limonade gazeuse. Là, parmi la floraison des arbres fruitiers, au milieu du reverdissement de la terre, sous le bleu du ciel, un peu de l'innocence de leur enfance revenait chez ces femmes dans la turbulence d'ébats enfantins. Le plaisir de petites filles qu'elles prenaient à courir, à jouer, effaçait en elles l'animalité impudique, rapportait à leurs gestes de la chasteté, rajustait sur leurs corps gaminants une jeune pudeur. Dans le jardin, ces femmes ne semblaient plus guère des prostituées, et les hommes, sans savoir pourquoi, se sentaient plus de retenue avec elles.
Le verger, avec de la grande herbe jusqu'à mi-jambes, et çà et là dans l'herbe, des carrés de légumes pour la consommation de la maisonnée, laissait passer, par endroits, les vestiges d'un ancien parc dessiné par un Lenôtre de province. Tout au fond, – le long d'une ruelle, la sente du Pinchinat, séparant le clos de grandes chènevières, d'où se levaient, dans le chaud de l'été, des senteurs capiteuses et troublantes, – il restait encore debout le débris, plusieurs fois foudroyé, d'un labyrinthe planté de buis centenaires. Le fils de la maison, avant sa maladie, avait l'habitude, en ses loisirs artistiques, de tailler les survivants en manière de coqs et de poules. Ces antiques arbres, aux formes à la fois ridicules et fantastiques, formaient un grand rond; quand vint le mois de juin, on y dansa toute l'après-midi, les dimanches, ainsi que cela avait lieu depuis des années.
Le violonneux n'était point un musicien de la ville, mais un paysan d'un village voisin, qui était et l'ami, et le confident, et le conseiller, et l'homme d'affaires des dames de la maison.
Une curieuse figure, ce vieillard passant pour vivre de l'industrie de fabricateur d'huile de fênes, connu sous le sobriquet de Gros-Sou, et que l'on disait le fils naturel de l'abbé de Saint-Clair, le plus énorme bombancier et le plus intrépide chasseur de la contrée avant la révolution. Et vraiment Gros-Sou semblait avoir, en ses veines villageoises, du sang du grand veneur ecclésiastique. On le citait comme le tireur et le pêcheur destructeur du département. D'un canton il connaissait, sous des noms par lui donnés, tous les lièvres, les attendait à tant de livres, les tuait l'un après l'autre. D'un bras de rivière, en dépit de ses soixante-seize ans, plongeant une partie de la nuit, il prenait tout le poisson, saisi par les ouïes, dans ses retraites les plus profondes. Puis avait-il vendu pour 150, pour 200 francs de gibier ou de poisson, Monseigneur le braconnier, retiré dans l'arrière-salle d'une auberge hantée par les fines gueules de l'arrondissement, ordonnait au tambour de l'endroit de tambouriner que Gros-Sou donnait rendez-vous à ses amis; et deux ou trois jours, il tenait table ouverte, versant du champagne à tout venant. Dans sa jeunesse Gros-Sou était un fort endiableur de filles. À cette heure il avait dételé, mais il aimait encore la société des femmes folles de leur corps, ainsi que les nommait le vieux passionné, se plaisant à leur contact sensuel, prenant une jouissance toute particulière à se faire conter leurs petites affaires, à les confesser, à les conseiller, jouant auprès d'elles une espèce de rôle de directeur, grâce à l'onction paysannesque de sa parole, grâce à l'empire qu'ont sur toutes les femmes les hommes qu'elles sentent demeurés des amants de leur sexe.
L'original vieillard, qui avait une aptitude singulière à jouer de tous les instruments, arrivait le dimanche avec son violon, un gosier intarissable, un entrain, un enlèvement des gens, qui mettaient bientôt en branle le monde. Toute la journée, son violon faisant rage, et la verve de sa parole trouvant des stimulants drolatiques, il faisait, par ma foi, huit heures durant, bonnement sauter ces hommes et ces femmes, ainsi que d'honnêtes filles et d'honnêtes garçons dans un bal de campagne.
Il ne venait jamais, sans apporter quelque plat de poisson ou de gibier, qu'il fricotait lui-même comme onc chef de grande maison ne sut jamais cuisiner. Les jeunes gens de la ville, friands de sa cuisine, des bons contes qu'il faisait, la fourchette en main, de l'originalité qui se dégageait de ce reste de grand seigneur tombé en un homme de la nature, de l'amusement que le septuagénaire galantin et rustique apportait à un repas, – les jeunes gens de la ville étaient nombreux. En ce jour du dimanche, au milieu de ces femmes tout heureuses par lui et qui lui faisaient fête, distribuant, en roi de la table, des paroles basses à l'oreille de celle-ci, de celle-là, le paysan Gros-Sou semblait revivre dans la peau de son très-illustre père, présidant un souper d'impures.
XIII
La prostitution de la petite ville de province diffère de la prostitution des grands centres de population. Le métier pour la fille, dans la petite ville, a une douceur relative; l'homme s'y montre humain à la femme. Là, l'heure est plus longue pour le plaisir, et la hâte brutale commandée par l'activité de la vie des capitales n'existe pas. Une débauche plus naïve, plus sensuelle, moins cérébrale, moins hantée de lectures cruelles ne recherche point dans la Vénus physique l'humiliation et la douleur de la créature achetée. Et le public demandant en province moins de honte à la prostituée, la prostitution, en ses maisons à jardins, perd de son dégoût et de son infamie, pour se rapprocher un peu de la vénalité galante, ingénument exercée, dans la molle indulgence de peuples primitifs, sur des terres de nature.
La prostitution! D'ordinaire, à Paris, c'est la montée au hasard, par une ivresse, d'un escalier bâillant dans la nuit, le passage furieux et sans retour d'un prurit à travers la mauvaise maison, le contact colère, comme dans un viol, de deux corps qui ne se retrouveront jamais. L'inconnu, entré dans la chambre de la fille, pour la première et la dernière fois, n'a pas souci de ce que, sur le corps qui se livre, son érotisme répand de grossier et de méprisant, de ce qui se