La fille Elisa. Edmond de Goncourt

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La fille Elisa - Edmond de Goncourt

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elle connaissait bien un garçon qui avait un sentiment pour elle… mais ses amies qui s'étaient emménagées avec des amants, elle les trouvait par trop esclaves… elle aimait mieux être comme la lorraine… elle aurait du plaisir à se voir à la campagne… et au moins là, elle pourrait dormir tout plein.»

      – Da! fit la lorraine un peu étonnée, mais au fond très-enchantée de la proposition – elle n'avait pas l'habitude de faire de telles recrues – et après s'être assurée qu'Élisa avait plus de seize ans, lui avouait qu'elle ne demanderait pas mieux, mais qu'elle craignait que sa mère fît quelque esclandre chez le commissaire.

      – Ayez pas de crainte; maman! elle ne mettra jamais la police dans ses affaires, et pour cause… Elle me croira chez un de mes danseurs de la Boule-Noire. Ce sera tout…

      Puis Élisa assurait à la lorraine, craignant au fond de perdre sa saigneuse, qu'il y avait moyen d'arranger la chose, de manière que sa mère n'eût pas le moindre soupçon sur son compte. Élisa décamperait quelques jours avant sa sortie. La lorraine se ferait reconduire par la sage-femme au chemin de fer de Mulhouse – et retrouverait sa compagne de voyage seulement à la première station.

      Les deux femmes convenaient du jour de leur départ, et la fille disparaissait de la maison maternelle, le lendemain de cette soirée.

      VI

      À la descente du chemin de fer, Élisa montait avec sa compagne dans un omnibus, qui la promenait le long de maisons noires, par des rues interminables. Enfin l'omnibus, déchargé de ses voyageurs, prenait une ruelle tournante, dont la courbe, semblable à celle d'un ancien chemin de ronde, contournait le parapet couvert de neige d'un petit canal gelé.

      La voiture avançait péniblement au milieu d'une tourmente d'hiver, à travers laquelle, – une seconde – vaguement, Élisa aperçut, flagellé par les rafales de givre, un grand Christ en bois, aux plaies saignantes, que l'on entendait geindre sous la froide tempête.

      Quelques instants après, au loin, dans un espace vague, au-dessus de l'unique maison bâtie en cet endroit, Élisa voyait une lumière rouge. En approchant, elle reconnaissait que c'était une grande lanterne carrée, qu'elle s'étonnait, quand elle fut à quelques pas, de trouver défendue contre les pierres des passants, par un grillage qui l'enfermait dans une cage.

      Élisa était devant la maison à la lanterne rouge, qui s'affaissait ainsi que la ruine croulante d'un vieux bastion, et dont la porte, fermée et verrouillée, laissait filtrer, par l'ouverture d'un judas, une lueur pâle sur la blancheur glacée du chemin.

      Le conducteur s'arrêtait, et, sans descendre, tendait leurs malles aux deux femmes. Cela fait, ricanant et goguenardant, le grand Lolo, dit le Tombeur des Belles, fouailla, du haut de son siége, les deux voyageuses d'un petit coup de fouet d'amitié.

      VII

      Au petit jour, le surlendemain de son arrivée, Élisa était éveillée par le bruit d'un cheval sous sa fenêtre.

      Elle se levait en chemise, et un peu peureusement, allait regarder, par l'entrebâillement d'un rideau, ce qui se passait dans la cour.

      Dans le brouillard blanc du matin, un gros jeune homme, la blouse bleue sur des vêtements bourgeois, dételait le cheval d'un tape-cul de campagne, en causant avec la maîtresse de maison ainsi qu'avec une vieille connaissance.

      – Le carcan m'a rudement mené, disait-il en promenant une main, comme une éclanche de mouton, sur la croupe de la bête; voyez, la mère, il fume comme le cuveau de votre lessive…

      Et comme la vieille femme s'apprêtait à prendre le cheval par la bride: – Merci, pas besoin de vous, on connaît le chemin de l'écurie… Et il y a du nouveau à la maison, hein, la grosse mère?

* * * * *

      Élisa s'était donnée au premier venu. Élisa s'était faite prostituée, simplement, naturellement, presque sans un soulèvement de la conscience. Sa jeunesse avait eu une telle habitude de voir, dans la prostitution, l'état le plus ordinaire de son sexe. Sa mère faisait si peu de différence entre les femmes en cartes et les autres… les femmes honnêtes. Depuis de longues années, en sa vie de garde-malade près des filles, elle les entendait se servir avec une conviction si profonde du mot travailler, pour définir l'exercice de leur métier, qu'elle en était venue à considérer la vente et le débit de l'amour comme une profession un peu moins laborieuse, un peu moins pénible que les autres, une profession où il n'y avait point de morte-saison.

      Les coups donnés par sa mère, les terreurs des nuits passées dans le même lit, comptaient pour quelque chose dans la fuite d'Élisa de la Chapelle et son entrée dans la maison de Bourlemont, mais au fond la vraie cause déterminante était la paresse, la paresse seule. Élisa en avait assez de la laborieuse domesticité, que demandaient les lits, les feux, les bouillons, les tisanes, les cataplasmes de quatre chambres, presque toujours pleines de pensionnaires. Et le jour, où elle succombait sous cette tâche de manoeuvre, regardant autour d'elle, elle se sentait également incapable de l'application assidue qu'exige le travail de la couture ou de la broderie. Peut-être y avait-il bien, dans cette paresse, un peu de la lâcheté physique, qui chez quelques jeunes filles persiste longtemps après la formation de la femme, pendant quelques années les prive – les malheureuses, quand elles sont pauvres – de toute la vitalité des forces de leur corps, de toute l'activité obligée de leurs doigts. La paresse et la satisfaction d'un sentiment assez difficile à exprimer, mais bien particulier à cette nature portée aux coups de tête: l'accomplissement d'une chose violente, extrême, ayant et le dédain d'une résolution contemptrice du qu'en dira-t-on et le caractère d'un défi; voilà les deux seules raisons, qui avaient métamorphosé Élisa, si soudainement, en une prostituée.

      Il n'y avait en effet, chez Élisa, ni ardeur lubrique, ni appétit de débauche, ni effervescence des sens. Les appréhensions qu'avait bien souvent laissé échapper la sage-femme, sur les suites des rapports de sa fille avec ses danseurs de bals publics, et que celle-ci, par un esprit de contrariété vraiment diabolique, s'amusait à tenir continuellement dans l'éveil, dans la peur de la réalité redoutée, n'avaient pas lieu d'exister. Élisa était vierge. Oh! une innocence entamée par le corrupteur spectacle de l'intérieur de sa mère, par la fréquentation de sales bals de barrière… Mais enfin… si l'occasion de fauter, ainsi que parle la langue du peuple, ne s'était pas présentée, Élisa n'avait pas été au-devant!.. et son corps demeurait intact.

      Il arrivait alors, que le doux honneur de ce corps, que sa virginité devenait en cette maison, pour Élisa, pendant trente-six heures, un tracas, un tourment, un sujet d'émoi tremblant, la tare d'un secret vice rédhibitoire qu'elle s'ingéniait à cacher, à dissimuler, à dérober à la connaissance de tous, peureuse de se trahir, craignant que la divulgation de sa chasteté n'empêchât son inscription. Et la fille-vierge, en son imagination, se voyant ramenée chez sa mère, venait de jouer avec le hobereau campagnard une comédie de dévergondage propre à le tromper, à lui donner à croire que la novice était déjà une vieille recrue de la prostitution.

      VIII

      Élisa se voyait délivrée de sa mère. Sa vie de chaque jour était assurée. Le lendemain, le lendemain, cette préoccupation de l'ouvrière… elle n'avait point à y songer. Les hommes qui venaient dans la maison ne battaient pas les femmes. Aucune de ces «dames» ne lui cherchait misère. Monsieur et Madame semblaient de bonnes gens. Elle était bien nourrie. Au bout de journées sans travail, elle avait de tranquilles soirées de paresse pareilles à celle-ci:

      Au dehors, aucun bruit, la paix d'un quartier mort, le silence d'une rue où l'on ne passe plus, la nuit tombée. Au dedans, l'atmosphère tiède d'un

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