Robinson Crusoe. II. Defoe Daniel
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La vue de la détresse de ces infortunés me remua profondément, et rappela à mon souvenir la terrible perspective qui se déroulait devant moi à mon arrivée dans mon île, où je n'avais pas une bouchée de nourriture, pas même l'espoir de m'en procurer; où pour surcroît j'étais dans la continuelle appréhension de servir de proie à d'autres créatures. – Pendant tout le temps que le second nous fit le récit de la situation misérable de l'équipage je ne pus éloigner de mon esprit ce qu'il m'avait conté des trois pauvres passagers de la grande cabine, c'est-à-dire la mère, son fils et la fille de service, dont il n'avait pas eu de nouvelles depuis deux ou trois jours, et que, il semblait l'avouer, on avait entièrement négligés, les propres souffrances de son monde étant si grandes. J'avais déduit de cela qu'on ne leur avait réellement donné aucune nourriture, par conséquent qu'ils devaient touts avoir péri, et que peut-être ils étaient touts étendus morts sur le plancher de la cabine.
Tandis que je gardais à bord le lieutenant, que nous appelions le capitaine, avec ses gens, afin de les restaurer, je n'oubliai pas que le reste de l'équipage se mourait de faim, et j'envoyai vers le navire ma propre chaloupe, montée par mon second et douze hommes, pour lui porter un sac de biscuit et quatre ou cinq pièces de bœuf. Notre chirurgien enjoignit aux matelots de faire cuire cette viande en leur présence, et de faire sentinelle dans la cuisine pour empêcher ces infortunés de manger la viande crue ou de l'arracher du pot avant qu'elle fût bien cuite, puis de n'en donner à chacun que peu à la fois. Par cette précaution il sauva ces hommes, qui autrement se seraient tués avec cette même nourriture qu'on leur donnait pour conserver leur vie.
J'ordonnai en même temps au second d'entrer dans la grande cabine et de voir dans quel état se trouvaient les pauvres passagers, et, s'ils étaient encore vivants, de les réconforter et de leur administrer les secours convenables. Le chirurgien lui donna une cruche de ce bouillon préparé, que sur notre bord il avait fait prendre au lieutenant, lequel bouillon, affirmait-il, devait les remettre petit à petit.
LA CABINE
Non content de cela, et, comme je l'ai dit plus haut, ayant un grand désir d'assister à la scène de misère que je savais devoir m'être offerte par le navire lui-même d'une manière plus saisissante que tout récit possible, je pris avec moi le capitaine, comme on l'appelait alors, et je partis peu après dans sa chaloupe.
Je trouvai à bord les pauvres matelots presque en révolte pour arracher la viande de la chaudière avant qu'elle fût cuite; mais mon second avait suivi ses ordres et fait faire bonne garde à la porte de la cuisine; et la sentinelle qu'il avait placée là, après avoir épuisé toutes persuasions possibles pour leur faire prendre patience, les repoussait par la force. Néanmoins elle ordonna de tremper dans le pot quelques biscuits pour les amollir avec le gras du bouillon, – on appelle cela brewis, – et d'en distribuer un à chacun pour appaiser leur faim: c'était leur propre conservation qui l'obligeait, leur disait-elle, de ne leur en donner que peu à la fois. Tout cela était bel et bon; mais si je ne fusse pas venu à bord en compagnie de leur commandant et de leurs officiers, si je ne leur avais adressé de bonnes paroles et même quelques menaces de ne plus rien leur donner, je crois qu'ils auraient pénétré de vive force dans la cuisine et arraché la viande du fourneau: car Ventre affamé n'a point d'oreilles. – Nous les pacifiâmes pourtant: d'abord nous leur donnâmes à manger peu à peu et avec retenue, puis nous leur accordâmes davantage, enfin nous les mîmes à discrétion, et ils s'en trouvèrent assez bien.
Mais la misère des pauvres passagers de la cabine était d'une autre nature et bien au-delà de tout le reste; car, l'équipage ayant si peu pour lui-même, il n'était que trop vrai qu'il les avait d'abord tenus fort chétivement, puis à la fin qu'il les avait totalement négligés; de sorte qu'on eût pu dire qu'ils n'avaient eu réellement aucune nourriture depuis six ou sept jours, et qu'ils n'en avaient eu que très-peu les jours précédents.
La pauvre mère, qui, à ce que le lieutenant nous rapporta, était une femme de bon sens et de bonne éducation, s'était par tendresse pour son fils imposé tant de privations, qu'elle avait fini par succomber; et quand notre second entra elle était assise sur le plancher de la cabine, entre deux chaises auxquelles elle se tenait fortement, son dos appuyé contre le lambris, la tête affaissée dans les épaules, et semblable à un cadavre, bien qu'elle ne fût pas tout-à-fait morte. Mon second lui dit tout ce qu'il put pour la ranimer et l'encourager, et avec une cuillère lui fit couler du bouillon dans la bouche. Elle ouvrit les lèvres, elle leva une main, mais elle ne put parler. Cependant elle entendit ce qu'il lui disait, et lui fit signe qu'il était trop tard pour elle; puis elle lui montra son enfant, comme si elle eût voulu dire: Prenez-en soin.
Néanmoins le second, excessivement ému à ce spectacle, s'efforçait de lui introduire un peu de bouillon dans la bouche, et, à ce qu'il prétendit, il lui en fit avaler deux ou trois cuillerées: je doute qu'il en fût bien sûr. N'importe! c'était trop tard: elle mourut la même nuit.
Le jeune homme, qui avait été sauvé au prix de la vie de la plus affectionnée des mères, ne se trouvait pas tout-à-fait aussi affaibli; cependant il était étendu roide sur un lit, n'ayant plus qu'un souffle de vie. Il tenait dans sa bouche un morceau d'un vieux gant qu'il avait dévoré. Comme il était jeune et avait plus de vigueur que sa mère, le second réussit à lui verser quelque peu de la potion dans le gosier, et il commença sensiblement à se ranimer; pourtant quelque temps après, lui en ayant donné deux ou trois grosses cuillerées, il se trouva fort mal et les rendit.
Des soins furent ensuite donnés à la pauvre servante. Près de sa maîtresse elle était couchée tout de son long sur le plancher, comme une personne tombée en apoplexie, et elle luttait avec la mort. Ses membres étaient tordus: une de ses mains était agrippée à un bâton de chaise, et le tenait si ferme qu'on ne put aisément le lui faire lâcher; son autre bras était passé sur sa tête, et ses deux pieds, étendus et joints, s'appuyaient avec force contre la barre de la table. Bref, elle gisait là comme un agonisant dans le travail de la mort: cependant elle survécut aussi.
La pauvre créature n'était pas seulement épuisée par la faim et brisée par les terreurs de la mort; mais, comme nous l'apprîmes de l'équipage, elle avait le cœur déchiré pour sa maîtresse, qu'elle voyait mourante depuis deux ou trois jours et qu'elle aimait fort tendrement.
Nous ne savions que faire de cette pauvre fille; et lorsque notre chirurgien, qui était un homme de beaucoup de savoir et d'expérience, l'eut à grands soins rappelée à la vie, il eut à lui rendre la raison; et pendant fort long-temps elle resta à peu près folle, comme on le verra par la suite.
Quiconque lira ces mémoires voudra bien considérer que les visites en mer ne se font pas comme dans un voyage sur terre, où l'on séjourne quelquefois une ou deux semaines en un même lieu. Il nous appartenait de secourir l'équipage de ce navire en détresse, mais non de demeurer avec lui; et, quoiqu'il désirât fort d'aller de conserve avec nous pendant quelques jours, il nous était pourtant impossible de convoyer un bâtiment qui n'avait point de mâts. Néanmoins, quand le capitaine nous pria de l'aider à dresser un grand mât de hune et une sorte de mâtereau de hune à son mât de misaine de fortune, nous ne nous refusâmes pas à rester en panne trois ou quatre jours. Alors, après lui avoir donné cinq barils de bœuf et de porc, deux barriques de biscuits, et une provision de pois, de farine et d'autres choses dont nous pouvions disposer, et avoir pris en retour trois tonneaux de sucre, du rum, et quelques pièces de huit, nous les quittâmes en gardant à notre bord, à leur propre requête, le jeune homme et la servante avec touts leurs bagages.
Le jeune homme, dans sa dix-septième année environ, garçon aimable, bien élevé, modeste et sensible, profondément affligé de la perte de sa mère, son père étant