Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.. Dumas Alexandre
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On eût dit que le changement qui s'était opéré dans Baisemeaux s'était étendu jusqu'au porte-clefs. Ce porte-clefs, le même qui, à la première visite d'Aramis, s'était montré si curieux et si questionneur, était devenu non seulement muet, mais même impassible. Il baissait la tête et semblait craindre d'ouvrir les oreilles.
On arriva ainsi au pied de la Bertaudière, dont les deux étages furent gravis silencieusement et avec une certaine lenteur; car Baisemeaux, tout en obéissant, était loin de mettre un grand empressement à obéir.
Enfin, on arriva à la porte; le guichetier n'eut pas besoin de chercher la clef, il l'avait préparée. La porte s'ouvrit.
Baisemeaux se disposait à entrer chez le prisonnier; mais, l'arrêtant sur le seuil:
– Il n'est pas écrit, dit Aramis, que le gouverneur entendra la confession du prisonnier.
Baisemeaux s'inclina et laissa passer Aramis, qui prit le falot des mains du guichetier et entra; puis d'un geste, il fit signe que l'on refermât la porte derrière lui.
Pendant un instant, il se tint debout, l'oreille tendue, écoutant si Baisemeaux et le porte-clefs s'éloignaient; puis, lorsqu'il se fut assuré, par la décroissance du bruit, qu'ils avaient quitté la tour, il posa le falot sur la table et regarda autour de lui.
Sur un lit de serge verte, en tout pareil aux autres lits de la Bastille, excepté qu'il était plus neuf, sous des rideaux amples et fermés à demi, reposait le jeune homme près duquel, une fois déjà, nous avons introduit Aramis.
Suivant l'usage de la prison, le captif était sans lumière. À l'heure du couvre-feu, il avait dû éteindre sa bougie. On voit combien le prisonnier était favorisé, puisqu'il avait ce rare privilège de garder de la lumière jusqu'au moment du couvre-feu.
Près de ce lit, un grand fauteuil de cuir, à pieds tordus, supportait des habits d'une fraîcheur remarquable. Une petite table, sans plumes, sans livres, sans papiers, sans encre, était abandonnée tristement près de la fenêtre. Plusieurs assiettes, encore pleines attestaient que le prisonnier avait à peine touché à son dernier repas.
Aramis vit, sur le lit, le jeune homme étendu, le visage à demi caché sous ses deux bras.
L'arrivée du visiteur ne le fit point changer de posture; il attendait ou dormait. Aramis alluma la bougie à l'aide du falot, repoussa doucement le fauteuil et s'approcha du lit avec un mélange visible d'intérêt et de respect.
Le jeune homme souleva la tête.
– Que me veut-on? demanda-t-il.
– N'avez-vous pas désiré un confesseur?
– Oui.
– Parce que vous êtes malade?
– Oui.
– Bien malade?
Le jeune homme attacha sur Aramis des yeux pénétrants, et dit:
– Je vous remercie.
Puis, après un silence:
– Je vous ai déjà vu, continua-t-il.
Aramis s'inclina. Sans doute, l'examen que le prisonnier venait de faire, cette révélation d'un caractère froid, rusé et dominateur, empreint sur la physionomie de l'évêque de Vannes, était peu rassurant dans la situation du jeune homme; car il ajouta:
– Je vais mieux.
– Alors? demanda Aramis.
– Alors, allant mieux, je n'ai plus le même besoin d'un confesseur, ce me semble.
– Pas même du cilice que vous annonçait le billet que vous avez trouvé dans votre pain?
Le jeune homme tressaillit; mais, avant qu'il eût répondu ou nié:
– Pas même, continua Aramis, de cet ecclésiastique de la bouche duquel vous avez une importante révélation à attendre?
– S'il en est ainsi, dit le jeune homme en retombant sur son oreiller, c'est différent; j'écoute.
Aramis alors le regarda plus attentivement et fut surpris de cet air de majesté simple et aisée qu'on n'acquiert jamais, si Dieu ne l'a mis dans le sang ou dans le coeur.
– Asseyez-vous, monsieur, dit le prisonnier.
Aramis obéit en s'inclinant.
– Comment vous trouvez-vous à la Bastille? demanda l'évêque.
– Très bien.
– Vous ne souffrez pas?
– Non.
– Vous ne regrettez rien?
– Rien.
– Pas même la liberté?
– Qu'appelez-vous la liberté, monsieur, demanda le prisonnier avec l'accent d'un homme qui se prépare à une lutte.
– J'appelle la liberté, les fleurs, l'air, le jour, les étoiles, le bonheur de courir où vous portent vos jambes nerveuses de vingt ans.
Le jeune homme sourit; il eût été difficile de dire si c'était de résignation ou de dédain.
– Regardez, dit-il, j'ai là, dans ce vase du Japon, deux roses, deux belles roses, cueillies hier au soir en boutons dans le jardin du gouverneur; elles sont écloses ce matin et ont ouvert sous mes yeux leur calice vermeil; avec chaque pli de leurs feuilles, elles ouvraient le trésor de leur parfum; ma chambre en est tout embaumée. Ces deux roses, voyez-les: elles sont belles parmi les roses; et les roses sont les plus belles des fleurs. Pourquoi donc voulez-vous que je désire d'autres fleurs, puisque j'ai les plus belles de toutes?
Aramis regarda le jeune homme avec surprise.
– Si les fleurs sont la liberté, reprit mélancoliquement le captif, j'ai donc la liberté, puisque j'ai les fleurs.
– Oh! mais l'air! s'écria Aramis; l'air si nécessaire à la vie?
– Eh bien! monsieur, approchez-vous de la fenêtre continua le prisonnier; elle est ouverte. Entre le ciel et la terre, le vent roule ses tourbillons de glace, de feu, de tièdes vapeurs ou de douces brises. L'air qui vient de là caresse mon visage, quand, monté sur ce fauteuil, assis sur le dossier, le bras passé autour du barreau qui me soutient, je me figure que je nage dans le vide.
Le front d'Aramis se rembrunissait à mesure que parlait le jeune homme.
– Le jour? continua-t-il. J'ai mieux que le jour, j'ai le soleil, un ami qui vient tous les jours me visiter sans la permission du gouverneur, sans la compagnie du guichetier. Il entre par la fenêtre, il trace dans ma chambre un grand carré long qui part de la fenêtre même et va mordre la tenture de mon lit jusqu'aux franges. Ce carré lumineux grandit de dix heures à midi, et décroît de une heure à trois, lentement, comme si, ayant eu hâte de venir, il