Le Capitaine Aréna — Tome 1. Dumas Alexandre
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En 1840 je revis Lucca à Paris, il était parfaitement guéri et avait conservé un souvenir très-présent et très-distinct de la visite que je lui avais faite. Ma première question fut pour sa compagne, la pauvre Costanza; mais il secoua tristement la tête. La double prédiction du baron s'était vérifiée pour elle et pour lui. Lucca avait recouvré sa raison, mais Costanza était toujours folle.
CHAPITRE II
MŒURS ET ANECDOTES SICILIENNES
Le Sicilien est, comme tout peuple successivement conquis par d'autres peuples, on ne peut plus désireux de la liberté; seulement, là comme partout ailleurs, il y a deux genres de liberté: la liberté de l'intelligence, la liberté de la matière. Les classes supérieures sont pour la liberté sociale, les classes inférieures sont pour la liberté individuelle. Donnez au paysan sicilien la liberté de parcourir la Sicile en tous sens, un couteau à sa ceinture et un fusil sur son épaule, et le paysan sicilien sera content: il veut être indépendant, ne comprenant pas encore ce que c'est que d'être libre.
Donnons une idée de la façon dont le gouvernement napolitain répond à ce double désir.
Il y a à Palerme une grande place qu'on appelle la place du Marché-Neuf. C'était autrefois un pâté de maisons, sillonné de rues étroites et sombres, et habité par une population particulière, à peu près comme sont les Catalans à Marseille, et qu'on appelait les Conciapelle. De temps immémorial ils ne payaient aucune contribution; et quoiqu'on n'ait aucun document bien positif sur cette franchise, il y a tout lieu de croire qu'elle remonte à l'époque des Vêpres siciliennes, et qu'elle aura été accordée en récompense de la conduite que les Conciapelle avaient tenue dans cette grande circonstance. Au reste, toujours armés: l'enfant, presque au sortir du berceau, recevait un fusil qu'il ne déposait qu'au moment d'entrer dans la tombe.
En 1821 les Conciapelle se levèrent en masse contre les Napolitains et firent des merveilles; mais lorsque les Autrichiens eurent replacé Ferdinand, sur le trône, le général Nunziante fut envoyé pour punir les Siciliens de ces nouvelles Vêpres. Les Conciapelle lui furent signalés les plus incorrigibles de la ville de Palerme, et il fut décidé que le fouet de la vengeance royale tomberait sur eux.
En conséquence, pendant une belle nuit, et tandis que les Conciapelle, se reposant sur leurs vieilles franchises, dormaient à côté de leurs fusils, le général Nunziante fit braquer des pièces de canon à l'entrée de chaque rue et cerner tout le pâté par un cordon de soldats: en se réveillant les pauvres diables se trouvèrent prisonniers.
Si braves que fussent les Conciapelle, il n'y avait pas moyen de se défendre; aussi force leur fut-il de se rendre à discrétion. Le premier soin du général Nunziante fut de leur enlever leurs armes: on chargea trente charrettes de fusils, et on les exila hors des murs de Palerme, avec la permission d'y rentrer seulement dans la journée pour leurs affaires, mais avec défense d'y passer la nuit.
Puis, à peine furent-ils hors des portes, que, sous prétexte d'arriéré de contributions, leurs maisons furent confisquées et mises à bas.
Le lieu qu'elles occupaient forme aujourd'hui, comme nous l'avons dit, la place du Marché-Neuf de Palerme. Souvent je l'ai traversée, et presque toujours j'ai trouvé l'escalier qui conduit dans la Strada Nova couvert de ces malheureux qui, assis sur les degrés, restent des heures entières à regarder, immobiles et sombres, ce terrain vide où étaient autrefois leurs maisons.
Les fêtes de sainte Rosalie excitent un grand enthousiasme en Sicile, où l'on n'est pas très-scrupuleux sur Dieu le Père, sur le Christ ou sur la vierge Marie, et où cependant le culte des saints est dégénéré en une véritable adoration: aussi leurs fêtes ressemblent-elles à une suite des saturnales païennes. Chaque ville a son saint de prédilection, pour lequel elle exige que tout étranger ait la même vénération qu'elle; or, comme les honneurs rendus à ce patron sont quelquefois d'une nature fort étrange, il est en général assez dangereux pour tout homme qui n'entend pas ce patois guttural, criblé de z et de g, que parle le peuple en Sicile, de se hasarder au milieu de la foule les jours où les saints prennent l'air. Il n'y avait pas longtemps, quand j'arrivai à Syracuse, qu'un Anglais avait été victime d'une erreur commise par lui à l'endroit d'un de ces bienheureux.
L'Anglais était un officier de marine descendu à terre pour chasser dans les environs de la ville d'Auguste. Après cinq ou six heures employées fructueusement à cet exercice, il rentrait, son fusil sous le bras, sa carnassière sur le dos; tout à coup, au détour d'une rue, il voit venir à lui, avec de grands cris, une foule frénétique traînant sur un tréteau mobile, attelé de chevaux empanachés, et entouré d'un nuage d'encens, le colosse doré de saint Sébastien. L'officier, à l'aspect de cette bruyante procession, se rangea contre la muraille, et, curieux de voir une chose si nouvelle pour lui, s'arrêta pour laisser passer le saint; mais, comme il était en uniforme et portait un fusil, son immobilité sembla irrespectueuse à la foule, qui lui cria de présenter les armes. L'Anglais n'entendait pas un mot de sicilien, de sorte qu'il ne bougea non plus qu'un Terme, malgré l'injonction reçue. Alors le peuple se mit à le menacer, hurlant l'ordre, inintelligible pour lui, de rendre les honneurs militaires au bienheureux martyr. L'Anglais commença à s'inquiéter de toute cette rumeur et voulut se retirer; mais il lui fut impossible de franchir la barrière menaçante qui s'était formée tout autour de lui, et qui, avec des cris toujours croissants et des gestes de plus en plus animés, lui montrait, les uns leur fusil, les autres le saint. Bientôt cependant l'Anglais, qui ne comprend pas que c'est à lui que s'adresse toute cette colère, puisqu'il n'a rien fait pour l'exciter, croit que c'est le saint qui en est l'objet: il a lu dans la relation de mistress Clarke que les Italiens ont l'habitude d'injurier et de battre les saints dont ils sont mécontents. Ce souvenir est un trait de lumière pour lui: saint Sébastien aura commis quelque méfait dont on veut le punir; comme les démonstrations relatives à son fusil continuent, il croit que pour contenter cette foule il n'a qui ajouter une balle aux flèches dont le saint est tout couvert; en conséquence il ajuste le colasse et lui fait sauter la tête.
La tête du saint n'était pas retombée à terre que l'Anglais avait déjà reçu vingt-cinq coups de couteau.
Maintenant, il ne faut pas croire que les aventures finissent toujours d'une façon aussi tragique en Sicile, et que si les étrangers y courent quelques périls, ces périls n'aient pas leur compensation.
Un de mes amis visitait la Sicile en 1829, avec deux autres compagnons de route, Français comme lui et aventureux comme lui. Arrivés à Catane à la fin de janvier, nos voyageurs apprennent que, le 5 février, il y aura foire brillante et procession solennelle, à propos de la fête de sainte Agathe, patronne de la ville. Aussitôt le triumvirat s'assemble et décide que l'occasion est trop solennelle pour la manquer, et que l'on restera.
La semaine qui séparait le jour de la détermination prise du jour de la fête s'écoula à essayer de monter sur l'Etna, chose impossible à cette époque, et à visiter les curiosités de Catane, qu'on visite en un jour. On comprend donc, qu'ayant du temps de reste, les trois compagnons ne manquaient pas une promenade, pas un corso. Toute la ville les connaissait.
La fête arriva. J'ai déjà fait assister mes lecteurs à trop de processions pour que je leur décrive celle-ci: cris, guirlandes, feux d'artifice, girandoles, chants, danses, illuminations, rien n'y manquait.
Après la procession commença la foire. Cette foire, à laquelle assiste non-seulement la ville tout entière, mais encore toute la population des villages environnants, est le prétexte d'une singulière coutume.