A fond de cale. Reid Mayne
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Je n'en travaillai pas moins avec ardeur, appelant à mon aide toute l'énergie dont j'étais susceptible. Avec le temps j'étais bien sûr de réussir; mais aurais-je celui de terminer mon entreprise? c'était là toute la question.
La marée montait lentement, mais avec certitude. Le flot s'avançait d'une manière incessante: je le voyais venir, léchant l'écueil, l'inondant de plus en plus, et il ne devait s'arrêter qu'après avoir passé au-dessus de ma tête.
En vain j'essayai d'aller plus vite; je pouvais à peine me soutenir, j'étais tombé vingt fois; mes genoux, écorchés par les pierres, étaient sanglants, mais je ne songeais pas à mes blessures; il s'agissait de perdre ou de conserver la vie, et dans cette lutte avec la mort, j'oubliais la douleur.
Ma pile s'élevait à la hauteur de mon front avant que la marée eût couvert la surface de l'écueil; mais ce n'était pas assez; il fallait, pour qu'elle atteignît la ligne d'étiage, qu'elle eût encore plus de cinquante centimètres, et je poursuivis mon travail avec une ferveur que rien ne décourageait.
Malheureusement plus la besogne avançait, plus elle était difficile, j'avais employé toutes les pierres qui se trouvaient près du poteau; il fallait aller beaucoup plus loin pour s'en procurer d'autres; cela me prenait du temps, occasionnait de nouvelles chutes, qui me retardaient encore; puis j'avais bien plus de peine à me décharger de mes pierres, à présent que ma pyramide était aussi haute que moi; la pose de chacune d'elles exigeait plusieurs minutes, et quand j'avais réussi à mettre mon galet à sa place, il arrivait souvent qu'il perdait l'équilibre, et roulait jusqu'en bas, en menaçant de m'écraser.
Après deux heures de travail, j'arrivai au terme de mon ouvrage; non pas que je l'eusse fini; mais la marée venait l'interrompre; la marée, qui après avoir atteint le niveau du récif, en avait immédiatement couvert toute la surface.
Il était cependant impossible de renoncer à ma dernière chance de salut; j'avais de l'eau jusqu'aux genoux, il me fallait plonger pour détacher les pierres que je portais à ma pile. L'écume salée me fouettait le visage, de grandes lames s'élevaient au-dessus de ma tête, et m'enveloppaient tout entier; mais je travaillais toujours.
La mer devint si profonde et si violente que je perdis pied sur le roc, et c'est moitié à gué, moitié à la nage, que je transportai mon dernier galet; dès qu'il fut à sa place, je me hissai bien vite sur la pile que je venais d'ériger, et me serrant contre le poteau que j'embrassai avec force, je regardai, en tremblant, la marée qui continuait à grandir.
CHAPITRE XI
Ce serait un mensonge de laisser croire que je contemplais ce spectacle avec confiance; bien au contraire, j'étais rempli de frayeur. Si j'avais eu le temps d'achever mon cairn, et surtout le moyen de lui donner plus de solidité, mes appréhensions auraient été moins vives. Je n'avais pas d'inquiétude à l'égard du poteau; depuis que j'étais au monde, je lui avais vu braver la tempête; mais mon tas de pierres serait-il assez fort pour résister aux vagues? Quant à sa hauteur, il ne s'en fallait que de trente centimètres qu'il atteignît la ligne blanche. C'était peu de chose, et il m'était indifférent d'avoir les jambes dans l'eau. Toutefois, cette ligne était-elle bien exacte? Elle indiquait la hauteur des marées ordinaires, mais seulement quand la mer était calme; et la brise était alors assez forte pour soulever les vagues à plus de cinquante centimètres. S'il en était ainsi, les deux tiers de mon corps seraient submergés, sans compter la crête des lames qui lanceraient leur écume au-dessus de ma tête. Supposez maintenant que la brise continuât à fraîchir, supposez une tempête, même un simple coup de vent, à quoi me servirait mon tas de pierres? J'avais vu plus d'une fois, quand la mer était furieuse, ses lames fouetter l'écueil, et s'élancer au-dessus du signal à une hauteur de plusieurs mètres.
J'étais perdu sans retour si le vent devenait plus fort.
Il est vrai que toutes les chances étaient en ma faveur. Nous étions au mois de mai; le ciel avait été admirable pendant la matinée; mais il y a des tempêtes, même dans les plus beaux jours, et le temps, qui paraît doux et calme sur la grève, est souvent orageux en pleine mer. Du reste, il n'était pas nécessaire qu'il y eût un ouragan; une brise un peu fraîche suffirait à m'emporter du monceau de pierres qui me servaient de point d'appui.
Et quand même le temps fût resté beau, la solidité de mon cairn m'inspirait peu de confiance. J'en avais jeté les pierres au hasard; elles s'étaient amoncelées comme elles me tombaient des mains, et je les avais senties s'ébranler au moment où j'y avait mis les pieds. Que deviendrais-je si elles étaient entraînées par le courant, ou dispersées par les vagues?
Cette cruelle appréhension venait augmenter mes angoisses et me causait de cruelles tortures. Je jetais vers la baie des regards avides, pensant que peut-être un bateau venait à mon secours; mais, là comme ailleurs, je ne rencontrais qu'une amère déception.
J'avais conservé ma première attitude, et me pressais contre le poteau, que je serrais dans mes bras comme j'aurais fait d'un ami. À vrai dire, c'était le seul qui me restât; sans lui je n'aurais pas pu élever mon tas de pierres; et en supposant que j'eusse réussi dans cette entreprise, il m'aurait été impossible de me maintenir sur mon étroite plate-forme, si je n'avais pas eu le poteau pour soutien.
À peine osais-je faire un mouvement; j'avais peur qu'en bougeant l'un de mes pieds, la secousse ne fût assez forte pour faire écrouler mes pierres, que je n'aurais pas pu rétablir. L'eau qui entourait la base était maintenant plus haute que moi, et j'y aurais été forcément à la nage.
Bien que tout mon corps fut immobile, je tournais souvent la tête pour interroger l'espace, tantôt à droite, tantôt à gauche, fouillant du regard tous les points de l'horizon, et recommençant toujours, sans rien voir qui répondît à mon attente. Puis, mes yeux rencontraient les flots, que j'avais oubliés, en cherchant dans le lointain, et se fixaient sur les vagues énormes qui, revenues de leur course vagabonde, se brisaient contre l'écueil en roulant vers la plage. Elles paraissaient furieuses, et grondaient en passant comme pour se plaindre de ma témérité. Qui étais-je, moi, faible enfant, pour m'établir ainsi dans leur propre domaine.
Leur voix rugit plus fort; il me sembla qu'elles me parlaient, je fus saisi de vertige, et dans ma défaillance, je crus que j'allais disparaître au fond de l'abîme.
Les vagues s'élevaient toujours; elles atteignirent les derniers galets, couvrirent mes pieds, montèrent plus haut, toujours plus haut, me frappèrent les genoux… Ô mon Dieu! quand cesseront-elles de monter?
Pas encore. Elles m'arrivèrent à la ceinture, elles me baignèrent les épaules, leur écume me fouetta le visage, m'entra dans la bouche, dans les yeux, dans les oreilles; je fus à demi étouffé, à demi noyé. Ô père miséricordieux!
La marée avait maintenant toute sa hauteur, et menaçait à chaque minute de m'engloutir; mais, avec la ténacité que l'instinct de la vie donne au moment suprême, je me cramponnai plus que jamais au poteau, et peut-être aurais-je pu m'y maintenir jusqu'au matin, sans un accident qui vint aggraver le péril.
Le jour avait disparu, et, comme si la nuit eût donné le signal de ma destruction, le vent redoubla, les nuages se heurtèrent avec fureur, la pluie tomba par torrents, les vagues se soulevèrent avec une nouvelle puissance et faillirent m'entraîner.
Mon effroi était à son comble; je ne pouvais plus tenir contre les lames.