La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac
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A ce mot, Julie s'éloigna vivement, et lord Grenville ne fit aucun mouvement pour l'arrêter, la marquise alla sur une roche à une faible distance, et y resta immobile; leurs émotions furent un secret pour eux-mêmes, sans doute ils pleurèrent en silence; les chants des oiseaux, si gais, si prodigues d'expressions tendres au coucher du soleil, durent augmenter la violente commotion qui les avait forcés de se séparer: la nature se chargeait de leur exprimer un amour dont ils n'osaient parler.
– Eh! bien, milord, reprit Julie en se mettant devant lui dans une attitude pleine de dignité qui lui permit de prendre la main d'Arthur, je vous demanderai de rendre pure et sainte la vie que vous m'avez restituée. Ici, nous nous quitterons. Je sais, ajouta-t-elle en voyant pâlir lord Grenville, que, pour prix de votre dévouement, je vais exiger de vous un sacrifice encore plus grand que ceux dont l'étendue devrait être mieux reconnue par moi… Mais, il le faut… vous ne resterez pas en France. Vous le commander, n'est-ce pas vous donner des droits qui seront sacrés? ajouta-t-elle en mettant la main du jeune homme sur son cœur palpitant.
Arthur se leva.
– Oui, dit-il.
En ce moment il montra d'Aiglemont qui tenait sa fille dans ses bras, et qui parut de l'autre côté d'un chemin creux sur la balustrade du château. Il y avait grimpé pour y faire sauter sa petite Hélène.
– Julie, je ne vous parlerai point de mon amour, nos âmes se comprennent trop bien. Quelque profonds, quelque secrets que fussent mes plaisirs de cœur, vous les avez tous partagés. Je le sens, je le sais, je le vois. Maintenant, j'acquiers la délicieuse preuve de la constante sympathie de nos cœurs, mais je fuirai… J'ai plusieurs fois calculé trop habilement les moyens de tuer cet homme pour pouvoir y toujours résister, si je restais près de vous.
– J'ai eu la même pensée, dit-elle en laissant paraître sur sa figure troublée les marques d'une surprise douloureuse.
Mais il y avait tant de vertu, tant de certitude d'elle-même et tant de victoires secrètement remportées sur l'amour dans l'accent et le geste qui échappèrent à Julie, que lord Grenville demeura pénétré d'admiration. L'ombre même du crime s'était évanouie dans cette naïve conscience. Le sentiment religieux qui dominait sur ce beau front devait toujours en chasser les mauvaises pensées involontaires que notre imparfaite nature engendre, mais qui montrent tout à la fois la grandeur et les périls de notre destinée.
– Alors, reprit-elle, j'aurais encouru votre mépris, et il m'aurait sauvée, reprit-elle en baissant les yeux. Perdre votre estime, n'était-ce pas mourir?
Ces deux héroïques amants restèrent encore un moment silencieux, occupés à dévorer leurs peines: bonnes et mauvaises, leurs pensées étaient fidèlement les mêmes, et ils s'entendaient aussi bien dans leurs intimes plaisirs que dans leurs douleurs les plus cachées.
– Je ne dois pas murmurer, le malheur de ma vie est mon ouvrage, ajouta-t-elle en levant au ciel des yeux pleins de larmes.
– Milord, s'écria le général de sa place en faisant un geste, nous nous sommes rencontrés ici pour la première fois. Vous ne vous en souvenez peut-être pas. Tenez, là-bas, près de ces peupliers.
L'Anglais répondit par une brusque inclination de tête.
– Je devais mourir jeune et malheureuse, répondit Julie. Oui, ne croyez pas que je vive. Le chagrin sera tout aussi mortel que pouvait l'être la terrible maladie de laquelle vous m'avez guérie. Je ne me crois pas coupable. Non, les sentiments que j'ai conçus pour vous sont irrésistibles, éternels, mais bien involontaires, et je veux rester vertueuse. Cependant je serai tout à la fois fidèle à ma conscience d'épouse, à mes devoirs de mère et aux vœux de mon cœur. Écoutez, lui dit-elle d'une voix altérée, je n'appartiendrai plus à cet homme, jamais. Et, par un geste effrayant d'horreur et de vérité, Julie montra son mari. – Les lois du monde, reprit-elle, exigent que je lui rende l'existence heureuse, j'y obéirai; je serai sa servante; mon dévouement pour lui sera sans bornes, mais d'aujourd'hui je suis veuve. Je ne veux être une prostituée ni à mes yeux ni à ceux du monde; si je ne suis point à monsieur d'Aiglemont, je ne serai jamais à un autre. Vous n'aurez de moi que ce que vous m'avez arraché. Voilà l'arrêt que j'ai porté sur moi-même, dit-elle en regardant Arthur avec fierté. Il est irrévocable, milord. Maintenant, apprenez que si vous cédiez à une pensée criminelle, la veuve de monsieur d'Aiglemont entrerait dans un cloître, soit en Italie, soit en Espagne. Le malheur a voulu que nous ayons parlé de notre amour. Ces aveux étaient inévitables peut-être; mais que ce soit pour la dernière fois que nos cœurs aient si fortement vibré. Demain, vous feindrez de recevoir une lettre qui vous appelle en Angleterre, et nous nous quitterons pour ne plus nous revoir.
Cependant Julie, épuisée par cet effort, sentit ses genoux fléchir, un froid mortel la saisit, et par une pensée bien féminine, elle s'assit pour ne pas tomber dans les bras d'Arthur.
– Julie! cria lord Grenville.
Ce cri perçant retentit comme un éclat de tonnerre. Cette déchirante clameur exprima tout ce que l'amant, jusque-là muet, n'avait pu dire.
– Hé bien! qu'a-t-elle donc? demanda le général.
En entendant ce cri, le marquis avait hâté le pas, et se trouva soudain devant les deux amants.
– Ce ne sera rien, dit Julie avec cet admirable sang-froid que la finesse naturelle aux femmes leur permet d'avoir assez souvent dans les grandes crises de la vie. La fraîcheur de ce noyer a failli me faire perdre connaissance, et mon docteur a dû en frémir de peur. Ne suis-je pas pour lui comme une œuvre d'art qui n'est pas encore achevée? Il a peut-être tremblé de la voir détruite…
Elle prit audacieusement le bras de lord Grenville, sourit à son mari, regarda le paysage avant de quitter le sommet des rochers, et entraîna son compagnon de voyage en lui prenant la main.
– Voici, certes, le plus beau site que nous ayons vu, dit-elle; je ne l'oublierai jamais. Voyez donc, Victor, quels lointains, quelle étendue et quelle variété. Ce pays me fait concevoir l'amour.
Riant d'un rire presque convulsif, mais riant de manière à tromper son mari, elle sauta gaiement dans les chemins creux, et disparut.
– Eh! quoi, sitôt?.. dit-elle quand elle se trouva loin de monsieur d'Aiglemont. Hé! quoi, mon ami, dans un instant nous ne pourrons plus être, et ne serons plus jamais nous-mêmes; enfin nous ne vivrons plus…
– Allons lentement, répondit lord Grenville, les voitures sont encore loin. Nous marcherons ensemble, et s'il nous est permis de mettre des paroles dans nos regards, nos cœurs vivront un moment de plus.
Ils se promenèrent sur la levée, au bord des eaux, aux dernières lueurs du soir, presque silencieusement, disant de vagues paroles, douces comme le murmure de la Loire, mais qui remuaient l'âme. Le soleil, au moment de sa chute, les enveloppa de ses reflets