La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac

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La Comédie humaine – Volume 03 - Honore de Balzac

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n'a pas l'esprit assez subtil pour prendre un parti sage dans une circonstance délicate où ses passions mauvaises seront mises en jeu; il est faible de caractère, et me tuerait peut-être provisoirement, quitte à mourir de chagrin le lendemain. Mais ce fatal bonheur n'est pas à craindre…

      Il y eut un moment de silence, pendant lequel les pensées des deux amies se portèrent sur la cause secrète de cette situation.

      – J'ai été bien cruellement obéie, reprit Julie en lançant un regard d'intelligence à Louisa. Cependant je ne lui avais pas interdit de m'écrire. Ah! il m'a oubliée, et a eu raison. Il serait par trop funeste que sa destinée fût brisée! n'est-ce pas assez de la mienne? Croirais-tu, ma chère, que je lis les journaux anglais, dans le seul espoir de voir son nom imprimé. Eh! bien, il n'a pas encore paru à la chambre des lords.

      – Tu sais donc l'anglais?

      – Je ne te l'ai pas dit! je l'ai appris.

      – Pauvre petite, s'écria Louisa en saisissant la main de Julie, mais comment peux-tu vivre encore?

      – Ceci est un secret, répondit la marquise en laissant échapper un geste de naïveté presque enfantine. Écoute. Je prends de l'opium. L'histoire de la duchesse de… à Londres, m'en a donné l'idée. Tu sais, Mathurin en a fait un roman. Mes gouttes de laudanum sont très-faibles. Je dors. Je n'ai guère que sept heures de veille, et je les donne à ma fille…

      Louisa regarda le feu, sans oser contempler son amie dont toutes les misères se développaient à ses yeux pour la première fois.

      – Louisa, garde-moi le secret, dit Julie après un moment de silence.

      Tout à coup un valet apporta une lettre à la marquise.

      – Ah! s'écria-t-elle en pâlissant.

      – Je ne demanderai pas de qui, lui dit madame de Wimphen.

      La marquise lisait et n'entendait plus rien, son amie vit les sentiments les plus actifs, l'exaltation la plus dangereuse, se peindre sur le visage de madame d'Aiglemont qui rougissait et pâlissait tour à tour. Enfin Julie jeta le papier dans le feu.

      – Cette lettre est incendiaire! Oh! mon cœur m'étouffe.

      Elle se leva, marcha; ses yeux brûlaient.

      – Il n'a pas quitté Paris! s'écria-t-elle.

      Son discours saccadé, que madame de Wimphen n'osa pas interrompre, fut scandé par des pauses effrayantes. A chaque interruption, les phrases étaient prononcées d'un accent de plus en plus profond. Les derniers mots eurent quelque chose de terrible.

      – Il n'a pas cessé de me voir, à mon insu. Un de mes regards surpris chaque jour l'aide à vivre. Tu ne sais pas, Louisa? il meurt et demande à me dire adieu, il sait que mon mari s'est absenté ce soir pour plusieurs jours, et va venir dans un moment. Oh! j'y périrai. Je suis perdue. Écoute? reste avec moi. Devant deux femmes il n'osera pas! Oh! demeure, je me crains.

      – Mais mon mari sait que j'ai dîné chez toi, répondit madame de Wimphen, et doit venir me chercher.

      – Eh! bien, avant ton départ, je l'aurai renvoyé. Je serai notre bourreau à tous deux. Hélas! il croira que je ne l'aime plus. Et cette lettre! ma chère, elle contenait des phrases que je vois écrites en traits de feu.

      Une voiture roula sous la porte.

      – Ah! s'écria la marquise avec une sorte de joie, il vient publiquement et sans mystère.

      – Lord Grenville, cria le valet.

      La marquise resta debout, immobile. En voyant Arthur pâle, maigre et hâve, il n'y avait plus de sévérité possible. Quoique lord Grenville fût violemment contrarié de ne pas trouver Julie seule, il parut calme et froid. Mais pour ces deux femmes initiées aux mystères de son amour, sa contenance, le son de sa voix, l'expression de ses regards, eurent un peu de la puissance attribuée à la torpille. La marquise et madame de Wimphen restèrent comme engourdies par la vive communication d'une douleur horrible. Le son de la voix de lord Grenville faisait palpiter si cruellement madame d'Aiglemont, qu'elle n'osait lui répondre de peur de lui révéler l'étendue du pouvoir qu'il exerçait sur elle; lord Grenville n'osait regarder Julie, en sorte que madame de Wimphen fit presque à elle seule les frais d'une conversation sans intérêt; lui jetant un regard empreint d'une touchante reconnaissance, Julie la remercia du secours qu'elle lui donnait. Alors les deux amants imposèrent silence à leurs sentiments, et durent se tenir dans les bornes prescrites par le devoir et les convenances. Mais bientôt on annonça monsieur de Wimphen; en le voyant entrer, les deux amies se lancèrent un regard, et comprirent, sans se parler, les nouvelles difficultés de la situation. Il était impossible de mettre monsieur de Wimphen dans le secret de ce drame, et Louisa n'avait pas de raisons valables à donner à son mari, en lui demandant à rester chez son amie. Lorsque madame de Wimphen mit son châle, Julie se leva comme pour aider Louisa à l'attacher, et dit à voix basse: – J'aurai du courage. S'il est venu publiquement chez moi, que puis-je craindre? Mais, sans toi, dans le premier moment, en le voyant si changé, je serais tombée à ses pieds.

      – Hé! bien, Arthur, vous ne m'avez pas obéi, dit madame d'Aiglemont d'une voix tremblante en revenant prendre sa place sur une causeuse où lord Grenville n'osa venir s'asseoir.

      – Je n'ai pu résister plus longtemps au plaisir d'entendre votre voix, d'être auprès de vous. C'était une folie, un délire. Je ne suis plus maître de moi. Je me suis bien consulté, je suis trop faible. Je dois mourir. Mais mourir sans vous avoir vue, sans avoir écouté le frémissement de votre robe, sans avoir recueilli vos pleurs, quelle mort!

      Il voulut s'éloigner de Julie, mais son brusque mouvement fit tomber un pistolet de sa poche. La marquise regarda cette arme d'un œil qui n'exprimait plus ni passion ni pensée. Lord Grenville ramassa le pistolet et parut violemment contrarié d'un accident qui pouvait passer pour une spéculation d'amoureux.

      – Arthur! demanda Julie.

      – Madame, répondit-il en baissant les yeux, j'étais venu plein de désespoir, je voulais.

      Il s'arrêta.

      – Vous vouliez vous tuer chez moi! s'écria-t-elle.

      – Non pas seul, dit-il d'une voix douce.

      – Eh! quoi, mon mari, peut-être?

      – Non, non, s'écria-t-il d'une voix étouffée. Mais rassurez-vous, reprit-il, mon fatal projet s'est évanoui. Lorsque je suis entré, quand je vous ai vue, alors je me suis senti le courage de me taire, de mourir seul.

      Julie se leva, se jeta dans les bras d'Arthur qui, malgré les sanglots de sa maîtresse, distingua deux paroles pleines de passion.

      – Connaître le bonheur et mourir, dit-elle. Eh! bien, oui!

      Toute l'histoire de Julie était dans ce cri profond, cri de nature et d'amour auquel les femmes sans religion succombent; Arthur la saisit et la porta sur le canapé par un mouvement empreint de toute la violence que donne un bonheur inespéré. Mais tout à coup la marquise s'arracha des bras de son amant, lui jeta le regard fixe d'une femme au désespoir, le prit par la main, saisit un flambeau, l'entraîna dans sa chambre à coucher; puis, parvenue au lit où dormait Hélène, elle repoussa doucement les rideaux et découvrit son enfant en mettant une main devant la bougie, afin que la clarté n'offensât pas les paupières transparentes et à peine fermées de la petite fille.

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