La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac
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Elle souleva l'une après l'autre les couches successives de l'État Social, et fit compter au poète les échelons qu'il franchissait soudain par cette habile détermination. En un instant, elle fit abjurer à Lucien ses idées populacières sur la chimérique égalité de 1793, elle réveilla chez lui la soif des distinctions que la froide raison de David avait calmée, elle lui montra la haute société comme le seul théâtre sur lequel il devait se tenir. Le haineux libéral devint monarchique in petto. Lucien mordit à la pomme du luxe aristocratique et de la gloire. Il jura d'apporter aux pieds de sa dame une couronne, fût-elle ensanglantée; il la conquerrait à tout prix, quibuscumque viis. Pour prouver son courage, il raconta ses souffrances actuelles qu'il avait cachées à Louise, conseillé par cette indéfinissable pudeur attachée aux premiers sentiments, et qui défend au jeune homme d'étaler ses grandeurs, tant il aime à voir apprécier son âme dans son incognito. Il peignit les étreintes d'une misère supportée avec orgueil, ses travaux chez David, ses nuits employées à l'étude. Cette jeune ardeur rappela le colonel de vingt-six ans à madame de Bargeton, dont le regard s'amollit. En voyant la faiblesse gagner son imposante maîtresse, Lucien prit une main qu'on lui laissa prendre, et la baisa avec la furie du poète, du jeune homme, de l'amant. Louise alla jusqu'à permettre au fils de l'apothicaire d'atteindre à son front et d'y imprimer ses lèvres palpitantes.
— Enfant! enfant! si l'on nous voyait, je serais bien ridicule, dit-elle en se réveillant d'une torpeur extatique.
Pendant cette soirée, l'esprit de madame de Bargeton fit de grands ravages dans ce qu'elle nommait les préjugés de Lucien. A l'entendre, les hommes de génie n'avaient ni frères ni sœurs, ni pères ni mères; les grandes œuvres qu'ils devaient édifier leur imposaient un apparent égoïsme, en les obligeant de tout sacrifier à leur grandeur. Si la famille souffrait d'abord des dévorantes exactions perçues par un cerveau gigantesque, plus tard elle recevrait au centuple le prix des sacrifices de tout genre exigés par les premières luttes d'une royauté contrariée, en partageant les fruits de la victoire. Le génie ne relevait que de lui-même; il était seul juge de ses moyens, car lui seul connaissait la fin: il devait donc se mettre au-dessus des lois, appelé qu'il était à les refaire; d'ailleurs, qui s'empare de son siècle peut tout prendre, tout risquer, car tout est à lui. Elle citait les commencements de la vie de Bernard de Palissy, de Louis XI, de Fox, de Napoléon, de Christophe Colomb, de César, de tous les illustres joueurs, d'abord criblés de dettes ou misérables, incompris, tenus pour fous, pour mauvais fils, mauvais pères, mauvais frères, mais qui plus tard devenaient l'orgueil de la famille, du pays, du monde.
Ces raisonnements abondaient dans les vices secrets de Lucien et avançaient la corruption de son cœur; car, dans l'ardeur de ses désirs, il admettait les moyens a priori. Mais ne pas réussir est un crime de lèse-majesté sociale. Un vaincu n'a-t-il pas alors assassiné toutes les vertus bourgeoises sur lesquelles repose la société qui chasse avec horreur les Marius assis devant leurs ruines? Lucien ne se savait pas entre l'infamie des bagnes et les palmes du génie; il planait sur le Sinaï des prophètes sans comprendre qu'au bas s'étend une mer Morte, l'horrible suaire de Gomorrhe.
Louise débrida si bien le cœur et l'esprit de son poète des langes dont les avait enveloppés la vie de province, que Lucien voulut éprouver madame de Bargeton afin de savoir s'il pouvait, sans éprouver la honte d'un refus, conquérir cette haute proie. La soirée annoncée lui donna l'occasion de tenter cette épreuve. L'ambition se mêlait à son amour. Il aimait et voulait s'élever, double désir bien naturel chez les jeunes gens qui ont un cœur à satisfaire et l'indigence à combattre. En conviant aujourd'hui tous ses enfants à un même festin, la Société réveille leurs ambitions dès le matin de la vie. Elle destitue la jeunesse de ses grâces et vicie la plupart de ses sentiments généreux en y mêlant des calculs. La poésie voudrait qu'il en fût autrement; mais le fait vient trop souvent démentir la fiction à laquelle on voudrait croire, pour qu'on puisse se permettre de représenter le jeune homme autrement qu'il est au Dix-neuvième Siècle. Le calcul de Lucien lui parut fait au profit d'un beau sentiment, de son amitié pour David.
Lucien écrivit une longue lettre à sa Louise, car il se trouva plus hardi la plume à la main que la parole à la bouche. En douze feuillets trois fois recopiés, il raconta le génie de son père, ses espérances perdues, et la misère horrible à laquelle il était en proie. Il peignit sa chère sœur comme un ange, David comme un Cuvier futur, qui, avant d'être un grand homme, était un père, un frère, un ami pour lui; il se croirait indigne d'être aimé de Louise, sa première gloire, s'il ne lui demandait pas de faire pour David ce qu'elle faisait pour lui-même. Il renoncerait à tout plutôt que de trahir David Séchard, il voulait que David assistât à son succès. Il écrivit une de ces lettres folles où les jeunes gens opposent le pistolet à un refus, où tourne le casuisme de l'enfance, où parle la logique insensée des belles âmes; délicieux verbiage brodé de ces déclarations naïves échappées du cœur à l'insu de l'écrivain, et que les femmes aiment tant. Après avoir remis cette lettre à la femme de chambre, Lucien était venu passer la journée à corriger des épreuves, à diriger quelques travaux, à mettre en ordre les petites affaires de l'imprimerie, sans rien dire à David. Dans les jours où le cœur est encore enfant, les jeunes gens ont de ces sublimes discrétions. D'ailleurs peut-être Lucien commençait-il à redouter la hache de Phocion, que savait manier David; peut-être craignait-il la clarté d'un regard qui allait au fond de l'âme. Après la lecture de Chénier, son secret avait passé de son cœur sur ses lèvres, atteint par un reproche qu'il sentit comme le doigt que pose un médecin sur une plaie.
Maintenant embrassez les pensées qui durent assaillir Lucien pendant qu'il descendait d'Angoulême à l'Houmeau. Cette grande dame s'était-elle fâchée? allait-elle recevoir David chez elle? l'ambitieux ne serait-il pas précipité dans son trou à l'Houmeau? Quoique avant de baiser Louise au front, Lucien eût pu mesurer la distance qui sépare une reine de son favori, il ne se disait pas que David ne pouvait franchir en un clin d'œil l'espace qu'il avait mis cinq mois à parcourir. Ignorant combien était absolu l'ostracisme prononcé sur les petites gens, il ne savait pas qu'une seconde tentative de ce genre serait la perte de madame de Bargeton. Atteinte et convaincue de s'être encanaillée, Louise serait obligée de quitter la ville, où sa caste la fuirait comme au Moyen-Age on fuyait un lépreux. Le clan de fine aristocratie et le clergé lui-même défendraient Naïs envers et contre tous, au cas où elle se permettrait une faute; mais le crime de voir mauvaise compagnie ne lui serait jamais remis; car si l'on excuse les fautes du pouvoir, on le condamne après son abdication. Or, recevoir David, n'était-ce pas abdiquer? Si Lucien n'embrassait pas ce côté de la question, son instinct aristocratique lui faisait pressentir bien d'autres difficultés qui l'épouvantaient. La noblesse des sentiments ne donne pas inévitablement la noblesse des manières. Si Racine avait l'air du plus noble courtisan, Corneille ressemblait fort à un marchand de bœufs. Descartes avait la tournure d'un bon négociant hollandais. Souvent, en rencontrant Montesquieu son râteau sur l'épaule, son bonnet de nuit sur la tête, les visiteurs de La Brède le prirent pour un vulgaire jardinier. L'usage du monde, quand il n'est pas un don de haute naissance, une science sucée avec le lait ou transmise par le sang, constitue une éducation que le hasard doit seconder par une certaine élégance de formes, par une distinction dans les traits, par un timbre de voix. Toutes ces grandes petites choses manquaient à David, tandis que la nature en avait doué son ami. Gentilhomme par sa mère, Lucien avait jusqu'au pied haut courbé du Franc; tandis que David Séchard avait les pieds plats du Welche et l'encolure de son père le pressier. Lucien entendait les railleries qui pleuvraient sur David, il lui semblait voir le sourire que réprimerait madame de Bargeton. Enfin, sans avoir précisément honte de son frère, il se promettait de ne plus écouter ainsi son premier mouvement, et de le discuter à l'avenir.
Donc, après l'heure de la poésie et du dévouement, après une lecture qui venait de montrer aux deux amis les campagnes littéraires éclairées par un nouveau soleil, l'heure de la politique et des calculs