La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac
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— J'arrive le premier, dit-il en le saluant avec un peu plus de respect que l'on n'en accordait à ce bonhomme.
— C'est assez naturel, répondit monsieur de Bargeton.
Lucien prit ce mot pour l'épigramme d'un mari jaloux, il devint rouge, et se regarda dans la glace en cherchant une contenance.
— Vous habitez l'Houmeau, dit monsieur de Bargeton, les personnes qui demeurent loin arrivent toujours plus tôt que celles qui demeurent près.
— A quoi cela tient-il? dit Lucien en prenant un air agréable.
— Je ne sais pas, répondit monsieur de Bargeton qui rentra dans son immobilité.
— Vous n'avez pas voulu le chercher, reprit Lucien. Un homme capable de faire l'observation peut trouver la cause.
— Ah! fit monsieur de Bargeton, les causes finales! Hé! hé!..
Lucien se creusa la cervelle pour ranimer la conversation qui tomba là.
— Madame de Bargeton s'habille sans doute? dit-il en frémissant de la niaiserie de cette demande.
— Oui, elle s'habille, répondit naturellement le mari.
Lucien leva les yeux pour regarder les deux solives saillantes, peintes en gris, et dont les entre-deux étaient plafonnés, sans trouver une phrase de rentrée; mais il ne vit pas alors sans terreur le petit lustre à vieilles pendeloques de cristal, dépouillé de sa gaze et garni de bougies. Les housses du meuble avaient été ôtées, et le lampasse rouge montrait ses fleurs fanées. Ces apprêts annonçaient une réunion extraordinaire. Le poète conçut des doutes sur la convenance de son costume, car il était en bottes. Il alla regarder avec la stupeur de la crainte un vase du Japon qui ornait une console à guirlandes du temps de Louis XV; puis il eut peur de déplaire à ce mari en ne le courtisant pas, et il résolut de chercher si le bonhomme avait un dada que l'on pût caresser.
— Vous quittez rarement la ville, monsieur? dit-il à monsieur de Bargeton vers lequel il revint.
— Rarement.
Le silence recommença. Monsieur de Bargeton épia comme une chatte soupçonneuse les moindres mouvements de Lucien qui troublait son repos. Chacun d'eux avait peur de l'autre.
— Aurait-il conçu des soupçons sur mes assiduités? pensa Lucien, car il paraît m'être bien hostile!
En ce moment, heureusement pour Lucien fort embarrassé de soutenir les regards inquiets avec lesquels monsieur de Bargeton l'examinait allant et venant, le vieux domestique, qui avait mis une livrée, annonça du Châtelet. Le baron entra fort aisément, salua son ami Bargeton, et fit à Lucien une petite inclination de tête qui était alors à la mode, mais que le poète trouva financièrement impertinente. Sixte du Châtelet portait un pantalon d'une blancheur éblouissante, à sous-pieds intérieurs qui le maintenaient dans ses plis. Il avait des souliers fins et des bas de fil écossais. Sur son gilet blanc flottait le ruban noir de son lorgnon. Enfin son habit noir se recommandait par une coupe et une forme parisiennes. C'était bien le bellâtre que ses antécédents annonçaient; mais l'âge l'avait déjà doté d'un petit ventre rond assez difficile à contenir dans les bornes de l'élégance. Il teignait ses cheveux et ses favoris blanchis par les souffrances de son voyage, ce qui lui donnait un air dur. Son teint autrefois très-délicat avait pris la couleur cuivrée des gens qui reviennent des Indes; mais sa tournure, quoique ridicule par les prétentions qu'il conservait, révélait néanmoins l'agréable Secrétaire des Commandements d'une Altesse Impériale. Il prit son lorgnon, regarda le pantalon de nankin, les bottes, le gilet, l'habit bleu fait à Angoulême de Lucien, enfin tout son rival. Puis il remit froidement le lorgnon dans la poche de son gilet comme s'il eût dit: — Je suis content. Écrasé déjà par l'élégance du financier, Lucien pensa qu'il aurait sa revanche quand il montrerait à l'assemblée son visage animé par la poésie; mais il n'en éprouva pas moins une vive souffrance qui continua le malaise intérieur que la prétendue hostilité de monsieur de Bargeton lui avait donné. Le baron semblait faire peser sur Lucien tout le poids de sa fortune pour mieux humilier cette misère. Monsieur de Bargeton, qui comptait n'avoir plus rien à dire, fut consterné du silence que gardèrent les deux rivaux en s'examinant; mais, quand il se trouvait au bout de ses efforts, il avait une question qu'il se réservait comme une poire pour la soif, et il jugea nécessaire de la lâcher en prenant un air affairé.
— Hé! bien, monsieur, dit-il à du Châtelet, qu'y a-t-il de nouveau? dit-on quelque chose?
— Mais, répondit méchamment le Directeur des Contributions, le nouveau, c'est monsieur Chardon. Adressez-vous à lui. Nous apportez-vous quelque joli poème? demanda le sémillant baron en redressant la boucle majeure d'une de ses faces qui lui parut dérangée.
— Pour savoir si j'ai réussi, j'aurais dû vous consulter, répondit Lucien. Vous avez pratiqué la poésie avant moi.
— Bah! quelques vaudevilles assez agréables faits par complaisance, des chansons de circonstance, des romances que la musique a fait valoir, ma grande épître à une sœur de Buonaparte (l'ingrat!) ne sont pas des titres à la postérité!
En ce moment madame de Bargeton se montra dans tout l'éclat d'une toilette étudiée. Elle portait un turban juif enrichi d'une agrafe orientale. Une écharpe de gaze sous laquelle brillaient les camées d'un collier était gracieusement tournée à son cou. Sa robe de mousseline peinte, à manches courtes, lui permettait de montrer plusieurs bracelets étagés sur ses beaux bras blancs. Cette mise théâtrale charma Lucien. Monsieur du Châtelet adressa galamment à cette reine des compliments nauséabonds qui la firent sourire de plaisir, tant elle fut heureuse d'être louée devant Lucien. Elle n'échangea qu'un regard avec son cher poète, et répondit au Directeur des Contributions en le mortifiant par une politesse qui l'exceptait de son intimité.
En ce moment, les personnes invitées commencèrent à venir. En premier lieu se produisirent l'Évêque et son Grand-Vicaire, deux figures dignes et solennelles, mais qui formaient un violent contraste: monseigneur était grand et maigre, son acolyte était court et gras. Tous deux, ils avaient des yeux brillants, mais l'Évêque était pâle et son Grand-Vicaire offrait un visage empourpré par la plus riche santé. Chez l'un et chez l'autre les gestes et les mouvements étaient rares. Tous deux paraissaient prudents, leur réserve et leur silence intimidaient, ils passaient pour avoir beaucoup d'esprit.
Les deux prêtres furent suivis par madame de Chandour et son mari, personnages extraordinaires que les gens auxquels la province est inconnue seraient tentés de croire une fantaisie. Le mari d'Amélie, la femme qui se posait comme l'antagoniste de madame de Bargeton, monsieur de Chandour, qu'on nommait Stanislas, était un ci-devant jeune homme, encore mince à quarante-cinq ans, et dont la figure ressemblait à un crible. Sa cravate était toujours nouée de manière à présenter deux pointes menaçantes, l'une à la hauteur de l'oreille droite, l'autre abaissée vers le ruban rouge de sa croix. Les basques de son habit étaient violemment renversées. Son gilet très-ouvert laissait voir une chemise gonflée, empesée, fermée par des épingles surchargées d'orfévrerie. Enfin tout son vêtement avait un caractère exagéré qui lui donnait une si grande ressemblance avec les caricatures qu'en le voyant les étrangers ne