La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac
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Читать онлайн книгу La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04 - Honore de Balzac страница 16
— Tiens, Lucien, je t'ai eu des fraises.
Lucien prêtait tant d'attention à sa lecture qu'il n'entendit point. Ève vint alors s'asseoir près de lui, sans laisser échapper un murmure; car il entre dans le sentiment d'une sœur pour son frère un plaisir immense à être traitée sans façon.
— Mais qu'as-tu donc? s'écria-t-elle en voyant briller des larmes dans les yeux de son frère.
— Rien, rien, Ève, dit-il en la prenant par la taille, l'attirant à lui, la baisant au front et sur les cheveux, puis sur le cou, avec une effervescence surprenante.
— Tu te caches de moi.
— Eh! bien, elle m'aime.
— Je savais bien que ce n'était pas moi que tu embrassais, dit d'un ton boudeur la pauvre sœur en rougissant.
— Nous serons tous heureux, s'écria Lucien en avalant son potage à grandes cuillerées.
— Nous? répéta Ève. Inspiré par le même pressentiment qui s'était emparé de David, elle ajouta: — Tu vas nous aimer moins!
— Comment peux-tu croire cela, si tu me connais?
Ève lui tendit la main pour presser la sienne; puis elle ôta l'assiette vide, la soupière en terre brune, et avança le plat qu'elle avait fait. Au lieu de manger, Lucien relut la lettre de madame de Bargeton, que la discrète Ève ne demanda point à voir, tant elle avait de respect pour son frère: s'il voulait la lui communiquer, elle devait attendre; et s'il ne le voulait pas, pouvait-elle l'exiger? Elle attendit. Voici cette lettre.
«Mon ami, pourquoi refuserais-je à votre frère en science l'appui que je vous ai prêté? A mes yeux, les talents ont des droits égaux; mais vous ignorez les préjugés des personnes qui composent ma société. Nous ne ferons pas reconnaître l'anoblissement de l'esprit à ceux qui sont l'aristocratie de l'ignorance. Si je ne suis pas assez puissante pour leur imposer monsieur David Séchard, je vous ferai volontiers le sacrifice de ces pauvres gens. Ce sera comme une hécatombe antique. Mais, cher ami, vous ne voulez sans doute pas me faire accepter la compagnie d'une personne dont l'esprit ou les manières pourraient ne pas me plaire. Vos flatteries m'ont appris combien l'amitié s'aveugle facilement! m'en voudrez-vous, si je mets à mon consentement une restriction? Je veux voir votre ami, le juger, savoir par moi-même, dans l'intérêt de votre avenir, si vous ne vous abusez point. N'est-ce pas un de ces soins maternels que doit avoir pour vous, mon cher poète,
Lucien ignorait avec quel art le oui s'emploie dans le beau monde pour arriver au non, et le non pour amener un oui. Cette lettre fut un triomphe pour lui. David irait chez madame de Bargeton, il y brillerait de la majesté de génie. Dans l'ivresse que lui causait une victoire qui lui fit croire à la puissance de son ascendant sur les hommes, il prit une attitude si fière, tant d'espérances se reflétèrent sur son visage en y produisant un éclat radieux, que sa sœur ne put s'empêcher de lui dire qu'il était beau.
— Si elle a de l'esprit, elle doit bien t'aimer, cette femme! Et alors ce soir elle sera chagrine, car toutes les femmes vont te faire mille coquetteries. Tu seras bien beau en lisant ton Saint Jean dans Pathmos! Je voudrais être souris pour me glisser là! Viens, j'ai apprêté ta toilette dans la chambre de notre mère.
Cette chambre était celle d'une misère décente. Il s'y trouvait un lit en noyer, garni de rideaux blancs, et au bas duquel s'étendait un maigre tapis vert. Puis une commode à dessus de bois, ornée d'un miroir, et des chaises en noyer complétaient le mobilier. Sur la cheminée, une pendule rappelait les jours de l'ancienne aisance disparue. La fenêtre avait des rideaux blancs. Les murs étaient tendus d'un papier gris à fleurs grises. Le carreau, mis en couleur et frotté par Ève, brillait de propreté. Au milieu de cette chambre était un guéridon où, sur un plateau rouge à rosaces dorées, se voyaient trois tasses et un sucrier en porcelaine de Limoges. Ève couchait dans un cabinet contigu qui contenait un lit étroit, une vieille bergère et une table à ouvrage près de la fenêtre. L'exiguïté de cette cabine de marin exigeait que la porte vitrée restât toujours ouverte, afin d'y donner de l'air. Malgré la détresse qui se révélait dans les choses, la modestie d'une vie studieuse respirait là. Pour ceux qui connaissaient la mère et ses deux enfants, ce spectacle offrait d'attendrissantes harmonies.
Lucien mettait sa cravate quand le pas de David se fit entendre dans la petite cour, et l'imprimeur parut aussitôt avec la démarche et les façons d'un homme pressé d'arriver.
— Eh! bien, David, s'écria l'ambitieux, nous triomphons! elle m'aime! tu iras.
— Non, dit l'imprimeur d'un air confus, je viens te remercier de cette preuve d'amitié qui m'a fait faire de sérieuses réflexions. Ma vie, à moi, Lucien, est arrêtée. Je suis David Séchard, imprimeur du roi à Angoulême, et dont le nom se lit sur tous les murs au bas des affiches. Pour les personnes de cette caste, je suis un artisan, un négociant, si tu veux, mais un industriel établi en boutique, rue de Beaulieu, au coin de la place du Mûrier. Je n'ai encore ni la fortune d'un Keller, ni le renom d'un Desplein, deux sortes de puissances que les nobles essaient encore de nier, mais qui, je suis d'accord avec eux en ceci, ne sont rien sans le savoir-vivre et les manières du gentilhomme. Par quoi puis-je légitimer cette subite élévation? Je me ferais moquer de moi par les bourgeois autant que par les nobles. Toi, tu te trouves dans une situation différente. Un prote n'est engagé à rien. Tu travailles à acquérir des connaissances indispensables pour réussir, tu peux expliquer tes occupations actuelles par ton avenir. D'ailleurs tu peux demain entreprendre autre chose, étudier le Droit, la diplomatie, entrer dans l'Administration. Enfin tu n'es ni chiffré ni casé. Profite de ta virginité sociale, marche seul et mets la main sur les honneurs! Savoure joyeusement tous les plaisirs, même ceux que procure la vanité. Sois heureux, je jouirai de tes succès, tu seras un second moi-même. Oui, ma pensée me permettra de vivre de ta vie. A toi les fêtes, l'éclat du monde et les rapides ressorts de ses intrigues. A moi la vie sobre, laborieuse du commerçant, et les lentes occupations de la science. Tu seras notre aristocratie, dit-il en regardant Ève. Quand tu chancelleras, tu trouveras mon bras pour te soutenir. Si tu as à te plaindre de quelque trahison, tu pourras te réfugier dans nos cœurs, tu y trouveras un amour inaltérable. La protection, la faveur, le bon vouloir des gens, divisés sur deux têtes, pourraient se lasser, nous nous nuirions à deux; marche devant, tu me remorqueras s'il le faut. Loin de t'envier, je me consacre à toi. Ce que tu viens de faire pour moi, en risquant de perdre ta bienfaitrice, ta maîtresse peut-être, plutôt que de m'abandonner, que de me renier, cette simple chose, si grande, eh! bien, Lucien, elle me lierait à jamais à toi, si nous n'étions pas déjà comme deux frères. N'aie ni remords ni soucis de paraître prendre la plus forte part. Ce partage à la Montgommery est dans mes goûts. Enfin, quand tu me causerais quelques tourments, qui sait si je ne serais pas toujours ton obligé? En disant ces mots, il coula le plus timide des regards vers Ève, qui avait les yeux pleins de larmes, car elle devinait tout. — Enfin, dit-il à Lucien étonné, tu es bien fait, tu as une jolie taille, tu portes bien tes habits, tu as l'air d'un gentilhomme dans ton habit bleu à boutons jaunes, avec un simple pantalon de nankin; moi, j'aurais l'air d'un ouvrier au milieu de ce monde, je serais gauche, gêné, je dirai des sottises ou je ne dirais rien du tout: toi, tu peux, pour obéir au préjugé des noms, prendre celui de ta mère, te faire appeler Lucien de Rubempré; moi, je suis et serai toujours David Séchard. Tout te sert et tout me nuit dans le monde où tu vas. Tu es fait pour y réussir. Les femmes adoreront ta figure d'ange. N'est-ce pas, Ève?
Lucien