Les compagnons de Jéhu. Dumas Alexandre
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Jacques de Molay, du haut de son bûcher, les avait ajournés tous deux à un an pour comparaître devant Dieu. H twn gerwn oibullia_, _dit Aristophane: Les moribonds chenus ont l'esprit de la sibylle.
Clément V partit le premier; il avait vu en songe son palais incendié.
«À partir de ce moment, dit Baluze, il devint triste et ne dura guère.»
Sept mois après, ce fut le tour de Philippe; les uns le font mourir à la chasse, renversé par un sanglier, Dante est du nombre de ceux-là. «Celui, dit-il, qui a été vu près de la Seine falsifiant les monnaies, mourra d'un coup de dent de sanglier.»
Mais Guillaume de Nangis fait au roi faux-monnayeur une mort bien autrement providentielle.
«Miné par une maladie inconnue aux médecins, Philippe s'éteignit, dit-il, au grand étonnement de tout le monde, sans que son pouls ni son urine révélassent ni la cause de la maladie ni l'imminence du péril.»
Le roi désordre, le roi vacarme, Louis X, dit _le Hutin, _succède à son père Philippe le Bel; Jean XXII, à Clément V.
Avignon devint alors bien véritablement une seconde Rome, Jean XXII et Clément VI la sacrèrent reine du luxe. Les moeurs du temps en firent la reine de la débauche et de la mollesse. À la place de ses tours, abattues par Romain de Saint-Ange, Hernandez de Héredi, grand maître de Saint-Jean de Jérusalem, lui noua autour de la taille une ceinture de murailles. Elle eut des moines dissolus, qui transformèrent lenceinte bénie des couvents en lieux de débauche et de luxure; elle eut de belles courtisanes qui arrachèrent les diamants de la tiare pour s'en faire des bracelets et des colliers; enfin, elle eut les échos de Vaucluse, qui lui renvoyèrent les molles et mélodieuses chansons de Pétrarque.
Cela dura jusqu'à ce que le roi Charles V, qui était un prince sage et religieux, ayant résolu de faire cesser ce scandale, envoya le maréchal de Boucicaut pour chasser d'Avignon l'antipape Benoît XIII; mais, à la vue des soldats du roi de France, celui-ci se souvint qu'avant d'être pape sous le nom de Benoît XIII, il avait été capitaine sous le nom de Pierre de Luna. Pendant cinq mois, il se défendit, pointant lui-même, du haut des murailles du château, ses machines de guerre, bien autrement meurtrières que ses foudres pontificales. Enfin, forcé de fuir, il sortit de la ville par une poterne, après avoir ruiné cent maisons et tué quatre mille Avignonnais, et se réfugia en Espagne, où le roi d'Aragon lui offrit un asile. Là, tous les matins, du haut d'une tour, assisté de deux prêtres, dont il avait fait son sacré collège, il bénissait le monde, qui n'en allait pas mieux, et excommuniait ses ennemis, qui ne s'en portaient pas plus mal. Enfin, se sentant près de mourir, et craignant que le schisme ne mourût avec lui, il nomma ses deux vicaires cardinaux, à la condition que, lui trépassé, l'un des deux élirait l'autre pape. L'élection se fit. Le nouveau pape poursuivit un instant le schisme, soutenu par le cardinal qui l'avait proclamé. Enfin, tous deux entrèrent en négociation avec Rome, firent amende honorable et rentrèrent dans le giron de la sainte Église, l'un avec le titre d'archevêque de Séville, l'autre avec celui d'archevêque de Tolède.
À partir de ce moment jusqu'en 1790, Avignon, veuve de ses papes, avait été gouvernée par des légats et des vice-légats; elle avait eu sept souverains pontifes qui avaient résidé dans ses murs pendant sept dizaines d'années; elle avait sept hôpitaux, sept confréries de pénitents, sept couvents d'hommes, sept couvents de femmes, sept paroisses et sept cimetières. Pour ceux qui connaissent Avignon, il y avait à cette époque, il y a encore, deux villes dans la ville: la ville des prêtres, c'est-à-dire la ville romaine; la ville des commerçants, c'est-à-dire la ville française.
La ville des prêtres, avec son palais des papes, ses cent églises, ses cloches innombrables, toujours prêtes à sonner le tocsin de l'incendie, le glas du meurtre.
La ville des commerçants, avec son Rhône, ses ouvriers en soierie et son transit croisé qui va du nord au sud, de l'ouest à l'est, de Lyon à Marseille, de Nîmes à Turin.
La ville française, la ville damnée, envieuse d'avoir un roi, jalouse d'obtenir des libertés et qui frémissait de se sentir terre esclave, terre des prêtres, ayant le clergé pour seigneur.
Le clergé – non pas le clergé pieux, tolérant, austère au devoir et à la charité, vivant dans le monde pour le consoler et l'édifier, sans se mêler à ses joies ni à ses passions – mais le clergé tel que l'avaient fait l'intrigue, l'ambition et la cupidité, c'est-à-dire des abbés de cour, rivaux des abbés romains, oisifs, libertins, élégants, hardis, rois de la mode, autocrates des salons, baisant la main des dames dont ils s'honoraient d'être les sigisbées, donnant leurs mains à baiser aux femmes du peuple, à qui ils faisaient l'honneur de les prendre pour maîtresses.
Voulez-vous un type de ces abbés-là? Prenez l'abbé Maury. Orgueilleux comme un duc, insolent comme un laquais, fils de cordonnier, plus aristocrate qu'un fils de grand seigneur.
On comprend que ces deux catégories d'habitants, représentant, l'une l'hérésie, l'autre l'orthodoxie; l'une le parti français, l'autre le parti romain; l'une le parti monarchiste absolu, l'autre le parti constitutionnel progressif, n'étaient pas des éléments de paix et de sécurité pour l'ancienne ville pontificale; on comprend, disons-nous, qu'au moment où éclata la révolution à Paris et où cette révolution se manifesta par la prise de la Bastille, les deux partis, encore tout chauds des guerres de religion de Louis XIV, ne restèrent pas inertes en face l'un de l'autre.
Nous avons dit: Avignon ville de prêtres, ajoutons ville de haines. Nulle part mieux que dans les couvents on n'apprend à haïr. Le coeur de l'enfant, partout ailleurs pur de mauvaises passions, naissait là plein de haines paternelles, léguées de père en fils, depuis huit cents ans, et, après une vie haineuse, léguait à son tour l'héritage diabolique à ses enfants.
Aussi, au premier cri de liberté que poussa la France, la ville française se leva-t-elle pleine de joie et d'espérance; le moment était enfin venu pour elle de contester tout haut la concession faite par une jeune reine mineure, pour racheter ses péchés, d'une ville, d'une province et avec elle d'un demi-million d'âmes. De quel droit ces âmes avaient-elles été vendues _in oeternum _au plus dur et au plus exigeant de tous les maîtres, au pontife romain?
La France allait se réunir au Champ-de-Mars dans l'embrassement fraternel de la Fédération. N'était-elle pas la France? On nomma des députés; ces députés se rendirent chez le légat et le prièrent respectueusement de partir.
On lui donnait vingt-quatre heures pour quitter la ville.
Pendant la nuit, les papistes s'amusèrent à pendre à une potence un mannequin portant la cocarde tricolore.
On dirige le Rhône, on canalise la Durance, on met des digues aux âpres torrents qui, au moment de la fonte des neiges, se précipitent en avalanches liquides des sommets du mont Ventoux. Mais ce flot terrible, ce flot vivant, ce torrent humain qui bondit sur la pente rapide des rues d'Avignon, une fois lâché, une fois bondissant, Dieu lui-même n'a point encore essayé de l'arrêter.
À la vue du mannequin aux couleurs nationales, se balançant au bout d'une corde, la ville française se souleva de ses fondements en poussant des cris de rage. Quatre papistes soupçonnés de ce sacrilège, deux marquis, un bourgeois, un ouvrier, furent arrachés de leur maison et pendus à la place du mannequin.
C'était le 11 juin 1790.
La ville française tout entière écrivit à l'Assemblée nationale qu'elle se donnait à la France, et avec elle son Rhône, son commerce, le Midi, la moitié de la Provence.
L'Assemblée