Les compagnons de Jéhu. Dumas Alexandre
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– Ma foi, dit Morgan, nous le saurons bien un jour ou l'autre; il est probable qu'il ne revient pas à Paris pour y garder lincognito.
– Ne perdez pas un instant pour annoncer cette nouvelle à nos frères de l'Ouest, dit le président au paysan vendéen: tout à lheure je vous retenais; maintenant, c'est moi qui vous dis: «Allez!»
Le paysan salua et sortit; le président attendit que la porte fût refermée:
– Messieurs, dit-il, la nouvelle que vient de nous annoncer frère
Morgan est tellement grave, que je proposerai une mesure spéciale.
– Laquelle? demandèrent d'une seule voix les compagnons de Jéhu.
– C'est que l'un de nous, désigné par le sort, parte pour Paris, et, avec le chiffre convenu, nous tienne au courant de tout ce qui se passera.
– Adopté, répondirent-ils.
– En ce cas, reprit le président, écrivons nos treize noms, chacun le sien, sur un morceau de papier; mettons-les dans un chapeau, et celui dont le nom sortira partira à l'instant même.
Les jeunes gens, d'un mouvement unanime, s'approchèrent de la table, écrivirent leurs noms sur des carrés de papier qu'ils roulèrent, et les mirent dans un chapeau.
Le plus jeune fut appelé pour être le prête-nom du hasard.
Il tira un des petits rouleaux de papier et le présenta au président, qui le déplia.
– Morgan, dit le président.
– Mes instructions, demanda le jeune homme.
– Rappelez-vous, répondit le président, avec une solennité à laquelle les voûtes de ce cloître prêtaient une suprême grandeur, que vous vous appelez le baron de Sainte-Hermine, que votre père a été guillotiné sur la place de la Révolution et votre frère tué à l'armée de Condé. Noblesse oblige! voilà vos instructions.
– Et pour le reste, demanda le jeune homme.
– Pour le reste? dit le président, nous nous en rapportons à votre royalisme et à votre loyauté.
– Alors, mes amis, permettez-moi de prendre congé de vous à l'instant même; je voudrais être sur la route de Paris avant le jour, et j'ai une visite indispensable à faire avant mon départ.
– Va! dit le président en ouvrant ses bras à Morgan; je t'embrasse au nom de tous les frères. À un autre je dirais: «sois brave, persévérant, actif!» à toi je dirai: «Sois prudent!»
Le jeune homme reçut l'accolade fraternelle, salua d'un sourire ses autres amis, échangea une poignée de main avec deux ou trois d'entre eux, s'enveloppa de son manteau, enfonça son chapeau sur sa tête et sortit.
IX – ROMÉO ET JULIETTE
Dans la prévoyance dun prochain départ, le cheval de Morgan, après avoir été lavé, bouchonné, séché, avait reçu double ration d'avoine et avait été de nouveau sellé et bridé.
Le jeune homme n'eut donc qu'à le demander et à sauter dessus.
À peine fut-il en selle que la porte s'ouvrit comme par enchantement; le cheval s'élança dehors hennissant et rapide, ayant oublié sa première course et prêt à en dévorer une seconde.
À la porte de la chartreuse, Morgan demeura un instant indécis, pour savoir s'il tournerait à droite ou à gauche; enfin, il tourna à droite, suivit un instant le sentier qui conduit de Bourg à Seillon, se jeta une seconde fois à droite, mais à travers plaine, s'enfonça dans un angle de forêt qu'il rencontra sur son chemin, reparut bientôt de l'autre côté du bois, gagna la grande route de Pont-d'Ain, la suivit pendant l'espace d'une demi-lieue à peu près, et ne s'arrêta qu'à un groupe de maisons que l'on appelle aujourd'hui la Maison-des-Gardes.
Une de ces maisons portait pour enseigne un bouquet de houx, qui indiquait une de ces haltes campagnardes où les piétons se désaltèrent et reprennent des forces en se reposant un instant, avant de continuer le long et fatigant voyage de la vie.
Ainsi qu'il avait fait à la porte de la chartreuse, Morgan s'arrêta, tira un pistolet de sa fonte et se servit de sa crosse comme d'un marteau; seulement, comme, selon toute probabilité, les braves gens qui habitaient l'humble auberge ne conspiraient pas, la réponse à l'appel du voyageur se fit plus longtemps attendre qu'à la chartreuse. Enfin, on entendit le pas du garçon d'écurie, alourdi par ses sabots; la porte cria, et le bonhomme qui venait de l'ouvrir, voyant un cavalier tenant un pistolet à la main, s'apprêta instinctivement à la refermer.
– C'est moi, Pataut, dit le jeune homme; n'aie pas peur.
– Ah! de fait, dit le paysan, c'est vous, monsieur Charles. Ah! je n'ai pas peur non plus; mais vous savez, comme disait M. le curé, du temps qu'il y avait un bon Dieu, les précautions, c'est la mère de la sûreté.
– Oui, Pataut, oui, dit le jeune homme en mettant pied à terre et en glissant une pièce d'argent dans la main du garçon d'écurie; mais, sois tranquille, le bon Dieu reviendra, et, par contrecoup, M. le curé aussi.
– Oh! quant à ça, fit le bonhomme, on voit bien qu'il n'y a plus personne là-haut, à la façon dont tout marche. Est-ce que ça durera longtemps encore comme ça, monsieur Charles?
– Pataut, je te promets de faire de mon mieux pour que tu ne timpatientes pas trop, parole d'honneur! je ne suis pas moins pressé que toi. Aussi te prierai-je de ne pas te coucher, mon bon Pataut.
– Ah! vous savez bien, monsieur, que, quand vous venez, c'est assez mon habitude de ne pas me coucher; et, quant au cheval… Ah çà! vous en changez donc tous les jours, de cheval? L'avant- dernière fois, c'était un alezan; la dernière fois, c'était un pommelé, et, aujourd'hui, c'est un noir.
– Oui, je suis capricieux de ma nature. Quant au cheval, comme tu disais, mon cher Pataut, il n'a besoin de rien, et tu ne ten occuperas que pour le débrider. Laisse lui la selle sur le dos… Attends: remets donc ce pistolet dans les fontes, et puis garde- moi encore ces deux-là.
Et le jeune homme détacha ceux qui étaient passés à sa ceinture et les donna au garçon d'écurie.
– Bon! fit celui-ci en riant, plus que ça d'aboyeurs!
– Tu sais, Pataut, on dit que les routes ne sont pas sûres.
– Ah! je crois bien qu'elles ne sont pas sûres! nous nageons en plein brigandage, monsieur Charles. Est-ce qu'on n'a pas arrêté et dépouillé, pas plus tard que la semaine dernière, la diligence de Genève à Bourg?
– Bah! fit Morgan; et qui accuse-t-on de ce vol?
– Oh! c'est une farce; imaginez-vous qu'ils disent que c'est les compagnons de Jésus. Je n'en ai pas cru un mot, vous pensez bien; qu'est-ce que c'est que les compagnons de Jésus, sinon les douze apôtres?
– En effet, dit Morgan avec son éternel et joyeux sourire, je n'en vois pas d'autres.
– Bon! continua Pataut, accuser les douze apôtres de dévaliser les diligences, il ne manquerait plus que cela! Oh! je vous