Le Speronare. Dumas Alexandre

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Le Speronare - Dumas Alexandre

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comprend que ma première parole en descendant fut pour demander au capitaine ce que faisaient là ces trois têtes. L'histoire était on ne peut plus simple. Un équipage calabrais s'était approché des côtes de Sicile pour faire la contrebande, quoiqu'on fût en temps de choléra, et qu'il fût défendu de mettre pied à terre sans patente. Trois de ces malheureux avaient été pris, jugés, condamnés à mort, décapités, et leurs têtes avaient été mises là pour servir d'épouvantail à ceux qui seraient tentés de faire comme eux. Cela me rappela que, moi aussi, j'étais en Sicile en contrebandier, qu'au lieu de dix-huit jours que j'aurais dû passer à Rome pour achever ma quarantaine, j'en étais parti au bout de quatorze, et qu'il restait une quatrième niche vide.

      Mon pauvre capitaine s'était mis en frais, et Giovanni avait fait des merveilles. Il y avait surtout un certain plat de poisson qui me parut un chef-d'oeuvre; je demandai le nom de cet honorable cétacé, que je ne connaissais point encore, et qui cependant me paraissait si digne d'être connu: j'appris que j'avais affaire au pesce spado.

      Je me rappelais avoir lu dans ma jeunesse de fort belles descriptions de la manière dont le poisson à épée, autrement dit l'espadon, profitant de l'arme effroyable dont la nature avait armé le bout de son nez, attaquait parfois la baleine, lui livrait de rudes combats, puis, bondissant hors de l'eau, et se laissant retomber sur elle la tête la première, la transperçait de son dard, qui ordinairement a quatre ou cinq pieds de long; mais là s'arrêtaient les renseignements du naturaliste. Je m'étais donc contenté jusque-là d'estimer l'espadon sous le rapport de son aptitude à l'escrime, et voilà tout; mais je vis que monsieur de Buffon lui avait fait tort, qu'il possédait, comme poisson, des qualités inconnues non moins estimables que celles dont son historien s'était fait l'apologiste, et qu'il méritait d'avoir dans la Cuisinière bourgeoise un article nécrologique aussi important que l'article biographique qu'il possédait déjà dans l'histoire naturelle.

      Le dessert n'était pas moins remarquable que le déjeuner: il se composait de grenades et d'oranges magnifiques, auxquelles était joint un fruit qui ne m'était pas moins inconnu que le poisson sur lequel je venais de recueillir de si précieux renseignements. Ce fruit était la figue d'Inde, cette manne éternelle que la Sicile offre si largement à la sensualité du riche et à la misère du pauvre, En effet, dès qu'on sort des portes d'une ville, on voit surgir de tous côtés d'immenses cactus tout chargés de ces fruits. La figue d'Inde est de la grosseur d'un oeuf de poule, enveloppée d'une pulpe verte, et défendue par de petits bouquets d'épines dont la piqûre amène une longue et douloureuse démangeaison; aussi, il faut une certaine étude pour arriver à éventrer le fruit sans accident. Cette opération faite, il sort de la blessure un globe à la chair jaunâtre, doux, frais et fondant, qu'on commence d'abord par déguster avec une certaine froideur, mais dont, au bout de huit jours, on finit par se faire une nécessité. Les Siciliens adorent ce fruit, qui est pour eux ce que le cocotier est pour les Napolitains, avec cette différence que le cocomero a besoin d'une certaine culture, et qu'on ne peut se le procurer gratuitement, tandis que la figue d'Inde pousse partout, dans le sable, dans les terres grasses, dans les marais, dans les rochers, et jusque dans les fentes des murs, et ne donne que la peine de la cueillir.

      Ce déjeuner, l'un des plus instructifs que j'aie certainement fait de ma vie, terminé, le capitaine m'offrit de venir voir la fête de la châsse de saint Nicolas. On comprend que je me gardai bien de refuser une pareille proposition. Nous nous mîmes en route en continuant de remonter le chemin qui conduit au phare. Bientôt, nous nous engageâmes à gauche dans de petits mouvements de terrain qui nous firent perdre de vue la mer; enfin, nous nous trouvâmes au bord d'un petit lac isolé, bleu, clair, brillant comme un miroir, encadré, à gauche, par une rangée de maisons, à droite, par une suite de montagnes qui empêche cette jolie coupe de s'épancher dans le détroit. C'était le lac de Pantana. Ses bords présentaient l'aspect d'une fête de campagne réduite à sa plus naïve simplicité, avec ses jeux où il est impossible de gagner, ses petites boutiques chargées de fruits, et ses tarentelles.

      Ce fut là que j'eus pour la première fois l'occasion d'examiner cette danse dans tous ses détails. C'est une merveilleuse danse, et la plus commode que je connaisse, pourvu qu'on ait le musicien, et encore, à la rigueur, on peut chanter ou siffler l'air soi-même. Elle se danse seul, à deux, à quatre, à huit, et indéfiniment, si l'on veut, homme à homme, femme à femme, qu'on se connaisse ou qu'on ne se connaisse pas: la chose n'y fait rien, à ce qu'il paraît, et ce ne semblait nullement inquiéter les danseurs. Quand un des spectateurs a envie de danser à son tour, il sort du cercle des assistants, entre dans l'espace réservé au ballet, saute alternativement sur un pied et sur un autre, jusqu'à ce qu'une autre personne se détache et se mette à sauter vis-à-vis de lui. Si le partenaire tarde et que le monologue ennuie l'acteur, il s'approche en mesure du couple qui danse déjà, donne un coup de coude à l'homme ou à la femme qui danse depuis le plus longtemps, l'envoie se reposer et prend sa place, sans que la galanterie lui fasse faire aucune différence de sexe. Il est vrai de dire aussi que les Siciliens apprécient tous les avantages d'une gigue si indépendante: la tarentelle est une véritable maladie chez eux. J'étais arrivé sur les bords du lac avec le capitaine, sa femme, Nunzio, Giovanni, Pietro et Peppino. Au bout de dix minutes, je me trouvai absolument seul, et libre de me livrer à toutes les réflexions que je jugeais convenable de faire. Chacun sautillait à qui mieux mieux, et il n'y avait pas jusqu'au fils du capitaine qui ne se trémoussât en face d'une espèce de géant, qui n'offrait d'autre différence avec les cyclopes, dont il me paraissait descendre en droite ligne, que l'accident qui lui avait donné deux yeux.

      Quant à la musique qui donnait le branle à toute cette population, elle n'était pas, comme chez nous, réunie sur un seul point, mais disséminée au contraire sur les bords du lac; l'orchestre se composait en général de deux musiciens, l'un jouant de la flûte, et l'autre d'une espèce de mandoline. Ces deux instruments réunis formaient une mélodie assez semblable à celle qui chez nous a le privilège de faire exclusivement danser les chiens et les ours. Les musiciens étaient mobiles et cherchaient la pratique, au lieu de l'attendre. Lorsqu'ils avaient épuisé les forces du groupe qui les entourait, et que la recette, abandonnée à la généreuse appréciation du public, était épuisée, ils se mettaient en marche, jouant l'air éternel, et ils n'avaient pas fait vingt pas, que sur leur passage un autre groupe se formait et les forçait de faire une nouvelle halte chorégraphique. Je comptai soixante-dix de ces musiciens, qui tous avaient plus ou moins d'occupation.

      Au plus fort de la fête, et vers les trois heures à peu près, la châsse de saint Nicolas sortit de l'église où elle était enfermée; aussitôt les danses cessèrent; chacun accourut, prit sa place dans le cortège, et la procession commença de faire le tour du lac, accompagnée de l'explosion éternelle d'un millier de boîtes.

      Ce nouvel exercice dura à peu près une heure et demie, puis la châsse rentra dans l'église avec les prêtres, et la foule s'éparpilla de nouveau autour du lac.

      Comme il se faisait tard et que j'avais vu de la fête tout ce que j'en voulais voir, je pris congé du capitaine, qui fit un signe à Pietro et à Giovanni, lesquels aussitôt quittèrent leurs danseuses sans leur dire un seul mot et accoururent: leur intention était de me faire reconduire par mer avec la barque du speronare, afin de m'épargner les deux lieues qui me séparaient de Messine. J'essayai de me défendre, mais il n'y eut pas moyen, et Giovanni fit tant d'instances et Pietro tant de cabrioles, tous deux mirent à un si haut prix l'honneur de reconduire Son Excellence, que Son Excellence, qui, au fond du coeur, n'était aucunement fâchée de s'en aller coucher dans une bonne barque au lieu de piétiner sur des jambes assez fatiguées de l'avoir portée, par une chaleur de 35 degrés, depuis huit heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, finit par accepter, se promettant, il est vrai, de dédommager Pietro et Giovanni du plaisir perdu. Nous nous en allâmes donc tout en bavardant jusqu'au village Della Pace, eux me parlant sans cesse le chapeau à la main, et moi n'ayant d'autre occupation que de leur faire mettre le chapeau sur la tête. Arrivés en face de la porte du capitaine, ils détachèrent une barque, je sautai dedans, et comme le courant était

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