Le Speronare. Dumas Alexandre
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Notre bâtiment jeta l'ancre en face d'une fontaine d'un rococo magnifique, et représentant Neptune enchaînant Charybde et Scylla. En Sicile, tout est encore mythologique, et Ovide et Théocrite y sont regardés comme des novateurs.
A peine l'ancre avait-elle mordu, et les voiles étaient-elles abaissées, que nous reçûmes l'invitation de nous rendre à la douane, c'est-à-dire à la police. Je mettais déjà le pied sur l'échelle, afin de nous rendre dans la barque, lorsque je fus retenu par un cri lamentable; c'était mon cuisinier napolitain, que j'avais complètement perdu de vue depuis son apparition pendant la tempête, qui commençait à se dégourdir, comme une marmotte qui se réveille après l'hiver. Il sortait de l'écoutille tout chancelant, soutenu par deux de nos matelots, et regardant tout autour de lui d'un air hébété. Le pauvre garçon, quoique n'ayant ni bu ni mangé depuis notre départ, était parfaitement bouffi, et avait les yeux gonflés comme des oeufs, et les lèvres grosses comme des saucisses. Cependant, malgré l'état déplorable où il était réduit, l'immobilité du bâtiment, qui déjà la veille avait amené un mieux sensible, venait de le rendre peu à peu à lui-même, de sorte qu'il se tenait debout ou à peu près, lorsque le bateau vint nous prendre pour nous conduire à terre. Voyant que j'allais y descendre sans lui, il avait compris alors que je l'oubliais, et avait rassemblé toutes ses forces pour jeter le cri lamentable qui m'avait fait retourner. J'avais trop de pitié dans le coeur pour abandonner le pauvre Cama dans une pareille situation, aussi je fis signe à la barque de l'attendre; on l'y descendit en le soutenant par-dessous les épaules; enfin il y prit pied, mais ne pouvait encore supporter le mouvement de la mer, si calme et si inoffensif qu'il fût, il tomba à l'arrière, affaissé sur lui-même.
Arrivé à la douane, et au moment de paraître devant les autorités messinoises, une autre épreuve attendait le pauvre Cama. Il s'était tant pressé de partir en apprenant qu'il allait avoir pour maître un appréciateur de Roland, qu'il n'avait oublié qu'une chose, c'était de se munir d'un passeport. Je crus d'abord que j'allais sur ce point tout arranger à sa satisfaction. En effet, lorsque Guichard avait été prendre à l'ambassade de France le passeport avec lequel je voyageais, sachant que je comptais emmener un domestique en Sicile, il avait fait mettre sur son passeport: Monsieur Guichard et son domestique; puis il était allé porter le susdit papier au visa napolitain. Là, par mesure de sûreté gouvernementale, on lui avait demandé le nom de ce domestique; il avait dit alors le premier qui lui était venu à l'esprit, de sorte qu'on avait ajouté à ces cinq mots: Monsieur Guichard et son domestique, ces deux autres mots: nommé Bajocco. J'offris donc à Cama de s'appeler momentanément Bajocco, ce qui me paraissait un nom tout aussi respectable que le sien; mais, à mon grand étonnement, il refusa avec indignation, disant qu'il n'avait jamais rougi de s'appeler comme son père, et que pour rien au monde, il ne ferait l'affront à sa famille de voyager sous un nom supposé, et surtout sous un nom aussi hétéroclite que celui de Bajocco. J'insistai, il tint bon; malheureusement, en touchant la terre ferme, ses forces lui étaient revenues comme à Antée, et avec ses forces son entêtement habituel. Nous étions donc au plus fort de la discussion, lorsqu'on vint nous prévenir qu'on nous attendait dans la chambre des visas. Peu sûr moi-même de la validité de mon passeport, je n'avais nullement envie encore de compliquer ma situation de celle de Cama; je l'envoyai donc à tous les diables, et j'entrai.
Contre mon attente, l'examen, pour notre part, se passa sans encombre; on me fit seulement observer que mon passeport ne portait pas de signalement: c'était une précaution qu'avait prise Guichard, son signalement s'accordant médiocrement avec le mien. Je répondis courtoisement à l'employé qu'il était libre de combler cette lacune; ce qu'il fit effectivement. Puis cette formalité, qui mettait mon passeport parfaitement en règle, remplie à notre satisfaction à tous les deux, il nous donna à haute voix, à Jadin et à moi, l'autorisation de passer à terre. J'aurais bien voulu attendre encore un instant Cama, pour savoir comment il s'en tirerait; mais comme, aux yeux de l'aimable gouvernement auquel nous avions affaire, tout est suspect, hâte et retard, je me contentai de le recommander au capitaine, et je sautai avec Jadin dans la barque, qui nous conduisit enfin sur le quai. Nous entrâmes aussitôt dans la ville par une porte percée dans les bâtiments du port.
Ce fut le 5 février 1783, une demi-heure environ après midi, que, par un jour sombre et sous un ciel chargé de nuages épais et de formes bizarres, les premiers signes du désastre dont Messine porte encore les traces se firent sentir. Les animaux, à qui tous les cataclysmes se révèlent par l'instinct avant d'arriver à l'homme, furent les premiers à donner les marques d'une frayeur dont on cherchait encore vainement les causes apparentes. Les oiseaux s'envolèrent des arbres où ils étaient perchés et des toits où ils s'abritaient, et commencèrent à décrire des cercles immenses, sans oser se reposer sur la terre; les chiens furent pris d'un tremblement convulsif et hurlèrent tristement; les boeufs, répandus dans la campagne, mugissants et effrayés, se dispersèrent çà et là et comme poursuivis par un danger invisible. Dans ce moment, on entendit une détonation profonde, pareille à un tonnerre souterrain, et qui dura trois minutes: c'était la grande voix de la nature qui criait à ses enfants de songer à la fuite ou de se préparer à la mort. Au même moment, les maisons commencèrent à trember comme prises de fièvre, quelques-unes s'affaissèrent sur elles-mêmes, et de tous les points de la ville un nuage de poussière et de fumée monta vers le ciel, qu'il rendit plus sombre et plus menaçant encore; puis un frémissement courut par toute la terre, pareil à celui d'une table chargée que l'on secouerait par les pieds, et une partie de la ville s'abîma. Toutes les maisons restées debout vomirent à l'instant même leurs habitants par les portes et les fenêtres, tout ce qui n'avait pas été tué par la première secousse se sauva vers la grande place; mais, avant que cette foule épouvantée y parvînt, un autre tremblement de terre se fit sentir, la poursuivant dans les rues, l'écrasant sous les débris des maisons, qui formèrent à l'instant même d'immenses barricades de décombres et de ruines, au haut desquelles on vit bientôt apparaître comme des spectres ceux qui, pour fuir, foulaient aux pieds ceux qui avaient été ensevelis. Les deux tiers de la ville étaient déjà abattus.
La grande place était couverte d'une foule immense, qui tout éloignée qu'elle était des bâtiments, était loin cependant de se trouver à l'abri de tout danger. De seconde en seconde, des crevasses s'ouvraient, dévorant une maison, un palais, une rue, puis refermaient leurs gueules fumantes, comme des monstres rassasiés. Un de ces abîmes pouvait s'ouvrir sous les pieds des citoyens, et, comme ils engloutissaient les maisons, engloutir leurs habitants. Enfin, la terre parut se calmer, comme fatiguée de son propre effort; une pluie orageuse et pressée tomba de ce ciel épais et lourd; la torpeur de la nature gagna les hommes; tout parut s'engourdir dans l'extrême douleur: la nuit vint, nuit terrible, tempétueuse, obscure, et pendant laquelle nul n'osa rentrer dans le peu de maisons qui restaient debout; ceux qui avaient une voiture s'y couchèrent, les autres attendirent le jour dans les rues ou dans la campagne. A minuit, la terre, qui s'était momentanément calmée, recommença à frémir, puis à trembler, mais cette fois sans direction aucune; si bien qu'il eût été difficile de dire laquelle était la plus agitée, d'elle ou de la mer. En ce moment, on vit un clocher détaché de sa base et emporté dans l'air, tandis que la coupole du dôme s'affaissait, et que le palais royal,