Le Speronare. Dumas Alexandre
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– Ce soir, deux heures après l'Ave Maria.
– C'est sûr? demandai-je.
– Aussi sûr que l'Évangile, dit Pietro en dressant notre table. Le vieux l'a dit.
Ce jour-là il n'y avait pas moyen de faire la pêche. En revanche on tordit le cou à deux ou trois poulets, on nous servit une douzaine d'oeufs, on nous monta deux bouteilles de vin de Bordeaux, et nous invitâmes le capitaine à prendre sa part du déjeuner. Comme il avait grand faim, il se fit moins prier que la veille. Au reste, quand je dis que Pietro mit la table, je parle métaphoriquement. La table, à peine dressée, avait été renversée, et nous étions forcés de manger debout en nous adossant à quelque appui, tandis que Giovanni et Pietro tenaient les plats. Le reste de l'équipage, entraîné par notre exemple, commença à en faire autant. Il n'y avait que le vieux Nunzio qui, toujours à son gouvernail, paraissait insensible à la fatigue, à la faim et à la soif.
– Dites donc, capitaine, demandai-je à notre convive, est-ce qu'il y aurait encore du danger à envoyer une bouteille de vin au pilote?
– Hum! dit le capitaine, en regardant autour de lui, la mer est encore bien grosse, une vague est bientôt embarquée.
– Mais un verre, au moins?
– Oh! un verre, il n'y a pas d'inconvénient. Tiens, dit le capitaine à Peppino qui venait de reparaître, tiens, prends ce verre-là, et porte-le au vieux, sans en répandre, entends-tu?
Peppino disparut dans la cabine, et un instant après nous vîmes au-dessus du toit la tête du pilote qui s'essuyait la bouche avec sa manche, tandis que l'enfant rapportait le verre vide.
Merci, excellences, dit Nunzio. Hum! hum! merci. Ça ne fait pas de mal, n'est-ce pas, Vicenzo?
Une seconde tête apparut. – Le fait est qu'il est bon, dit Vicenzo en étant son bonnet, et il disparut.
– Comment! ils sont deux? demandai-je.
– Oh! dans le gros temps ils ne se quittent jamais, ce sont de vieux amis.
– Alors un second verre?
– Un second verre, soit! mais ce sera le dernier.
Peppino porta à l'arrière notre seconde offrande, et nous vîmes bientôt une main qui tendait à Nunzio le verre scrupuleusement vidé jusqu'à la moitié. Nunzio ôta son bonnet, nous salua, et but.
– Maintenant, excellences, dit-il en rendant le verre vide à Vicenzo, je crois que si vous voulez vous retourner du côté de la Sicile, vous ne tarderez pas à voir quelque chose.
Effectivement, depuis quelques minutes nous commencions à sentir des bouffées de vent qui venaient du côté de la Sardaigne, et dont nous avions profité en ouvrant une petite voile latine qui se hissait au haut du mât placé à l'avant. Au premier souffle de ce vent, les vapeurs qui pesaient sur la mer se soulevèrent comme une fumée détachée de son foyer, puis découvrirent graduellement les côtes de Sicile et les montagnes de Calabre, qui semblèrent d'abord ne faire, depuis le cap Blanc jusqu'à la pointe du Pizzo, qu'un même continent dominé par la tête gigantesque de l'Etna. La terre fabuleuse et mythologique d'Ovide, de Théocrite et de Virgile, était enfin devant nos yeux, et notre navire, comme celui d'Énée, voguait vers elle à pleines voiles, non plus protégé par Neptune, l'antique dieu de la mer, mais sous les auspices de la madone, étoile moderne des matelots.
MESSINE LA NOBLE
Nous approchions rapidement, dévorant des yeux l'horizon circulaire qui s'ouvrait devant nous comme un vaste amphithéâtre. A midi, nous étions à la hauteur du cap Pelore, ainsi appelé du pilote d'Annibal. Le général africain fuyait en Asie les Romains qui l'avaient poursuivi en Afrique, lorsque arrivé au point où nous étions, et d'où il est impossible de distinguer le détroit, il se crut trahi et acculé dans une anse où les ennemis allaient le bloquer et le prendre. Annibal était l'homme des résolutions rapides et extrêmes; il regarda sa main: l'anneau empoisonné qu'il portait toujours n'avait pas quitté son doigt. Sûr alors d'échapper à la honte de l'esclavage par la rapidité de la mort, il voulut que celui qui l'avait trahi allât annoncer son arrivée à Pluton; et sans lui accorder les deux heures qu'il demandait pour se justifier, il le fit jeter à la mer; deux heures plus tard il s'aperçut de son erreur, et nomma du nom de sa victime le cap qui, en se prolongeant, lui avait dérobé la vue du détroit; tardive expiation qui, consacrée par les historiens, s'est conservée jusqu'à nos jours.
De moment en moment, au reste, tous les accidents de la côte nous apparaissaient plus visibles; les villages se détachaient en blanc sur le fond verdâtre du terrain; nous commencions à apercevoir l'antique Scylla, ce monstre au buste de femme et à la ceinture entourée de chiens dévorants, si redoutée des anciens matelots, et que le divin Hélénus avait tant recommandé à Énée de fuir. Quant à nous, nous fûmes moins prudents que le héros troyen, quoique nous vinssions comme lui d'échapper à une tempête. La mer était redevenue tout à fait calme, les aboiements des chiens avaient cessé pour faire place au bruit de la mer, qui se brisait contre le rivage; la Scylla moderne nous apparaissait dans son pittoresque développement, avec ses roches antiques surmontées d'une forteresse bâtie par Murât, et sa cascade de maisons qui descend du haut de la montagne jusqu'à la mer, comme un troupeau qui court à l'abreuvoir. Je demandai alors au capitaine si l'on ne pourrait pas diminuer la rapidité de notre course pour me laisser le temps de reconnaître, ma carte à la main, toutes ces villes aux noms sonores et poétiques; ma demande cadrait à merveille avec ses intentions. Notre speronare, trop fier et trop coquet pour entrer à Messine tout endolori qu'il était encore par l'orage, avait besoin de s'arrêter lui-même un instant pour qu'on rajustât son antenne brisée et qu'on le couvrît de voiles neuves. On mit en panne pour que les matelots fissent plus tranquillement leur besogne. Je pris mon album et jetai mes notes; Jadin prit son carton et se mit à croquer la côte. Deux ou trois heures se passèrent ainsi, rapides et occupées; puis, chacun ayant fini son affaire, on remit le cap sur Messine, et le petit bâtiment fendit de nouveau la mer avec la rapidité d'un oiseau qui regagne son nid.
La journée s'était écoulée au milieu de tous ces soins, et le soir commençait à descendre. Nous nous approchions de Messine, et je me souvenais de la prophétie du pilote, qui nous avait annoncé que deux heures après l'Ave Maria nous serions arrivés à notre destination. Cela me rappela que depuis notre départ je n'avais vu aucun de nos matelots remplir ostensiblement les devoirs de la religion, que ces enfants de la mer regardent cependant comme sacrés. Il y avait plus: une petite croix de bois d'olivier incrusté de nacre, pareille à celles que fabriquent les moines du Saint-Sépulcre, et que les pèlerins rapportent de Jérusalem, avait disparu de notre cabine, et je l'avais retrouvée à la proue du bâtiment, au-dessous d'une image de la Madone du pied de la grotte, sous l'invocation de laquelle notre petit bâtiment était placé. Après m'être informé s'il y avait eu un motif particulier pour changer cette croix de place, et avoir appris que non, je l'avais reprise où elle était, et l'avait rapportée dans la cabine, où elle était restée depuis lors; on a vu comment la madone, reconnaissante sans doute, nous avait protégés à l'heure du danger.
En ce moment je me retournai, et j'aperçus le capitaine près de nous.
– Capitaine, lui dis-je, il me semble que, sur tous les bâtiments napolitains, génois ou siciliens, lorsque vient l'heure de l'Ave Maria, on fait une prière commune: est-ce que ce n'est pas votre habitude à bord du speronare?
– Si fait, excellence, si fait, reprit vivement le capitaine; et s'il faut vous le dire,