Le Speronare. Dumas Alexandre

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Le Speronare - Dumas Alexandre

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style="font-size:15px;">      Au milieu de cette désolation nocturne et obscure, certaines parties de la ville s'éclairèrent insensiblement, des sifflements se firent entendre. Bientôt, au sommet des débris, on vit briller des flammes pareilles au dard d'un serpent enseveli qui tenterait de se tirer d'un monceau de ruines. Comme le cataclysme avait eu lieu à l'heure du dîner, dans presque toutes les maisons il y avait du feu dans les cheminées ou dans les cuisines; c'était ce feu couvert de débris qui avait mordu aux poutres et aux lambris, avait d'abord couvé comme dans un fourneau souterrain, et qui demandait à sortir, trop comprimé dans sa fournaise. Vers les deux heures du matin, sur presque tous les points, la ville était en flammes. La journée du 6 fut une journée de triste et lugubre repos; au jour, la terre redevint immobile. A peine quelques bâtiments restaient-ils debout de toute cette ville, florissante la veille. Les habitants commençaient à reprendre quelque espérance, non plus pour leurs maisons, mais pour leur vie, car ils avaient passé la nuit éclairés par l'incendie qui courait avec acharnement de ruines en ruines. Cependant chacun avait commencé à s'appeler, à se reconnaître, à faire une part de joie pour les vivants et de larmes pour les morts, lorsque le 7, vers les trois heures de l'après-midi, les secousses diminuèrent insensiblement, et, néanmoins, il leur fallut plus d'un an pour disparaître.

      Cependant, depuis trois jours personne n'avait mangé; tous les magasins étaient détruits; quelques bâtiments entrèrent dans le port, qui partagèrent leurs provisions avec les plus affamés. Bientôt les villes voisines vinrent au secours de leur soeur. La Calabre elle-même, malgré sa vieille haine, se montra ennemie généreuse, et envoya du pain, du vin, de l'huile. Le vice-roi expédia un officier de Palerme à Messine avec pleins pouvoirs pour faire le bien; les chevaliers de Malte envoyèrent quatre galères, 60 000 écus, un chargement de lits et de médicaments, quatre chirurgiens pour panser les blessés, et sept cents esclaves d'Afrique pour rebâtir les maisons. Le gouvernement n'accepta de tout cela que quatre cents onces, les lits, les médicaments et les médecins, le tout pour l'hôpital. On construisit des baraques en bois pour les bâtiments d'absolue nécessité, et dont ne peut se passer un peuple, tels que les tribunaux, les collèges et les églises. Tous les droits sur le savon, l'huile et la soie, qui étaient le principal commerce de la ville, furent abolis. On distribua des aumônes aux plus pauvres, des consolations et des promesses soutinrent les autres. Peu à peu, la crainte diminua avec la violence des secousses, quoique de temps en temps encore, la terre continuât de frémir comme un être animé. Au bout de quinze jours on commença de fouiller les ruines, afin d'en tirer tout ce qui pouvait avoir échappé au double désastre; mais le feu avait été si violent que les métaux avaient fondu; l'or et l'argent monnayés furent retrouvés en lingots. Les plus riches étaient pauvres.

      Voilà comment rien ou presque rien des anciens monuments qu'y élevèrent successivement les Grecs, les Sarrasins, les Normands et les Espagnols, n'existe à Messine. Les murailles de la cathédrale résistèrent cependant, quoique, comme nous l'avons dit, la coupole fût tombée. Le couvent des Franciscains, bâti en 1435 par Ferdinand le Magnifique, échappa miraculeusement au désastre. Deux fontaines aussi, l'une située sur la place du Dôme, l'autre sur le port, restèrent debout. La première, datant de 1547, avait été élevée en l'honneur de Zancle, le prétendu fondateur de Messine; la deuxième, bâtie en 1558, et représentant, comme nous l'avons dit, Neptune enchaînant Charybde et Scylla. Toutes deux étaient sculptées par frère Giovanni Agnolo. Nous avions vu, en passant sur le port, la fontaine de Neptune; nous nous acheminâmes vers la cathédrale.

      La façade de ce monument, telle qu'on la voit aujourd'hui, est un singulier mélange des architectures différentes qui se sont succédé depuis le XIe siècle. La partie de la façade qui s'élève depuis le sol jusqu'à la hauteur des bas-côtés remonte à son fondateur, Roger II; ses assises de marbre rouge, que séparent, ainsi qu'aux mosquées du Caire et d'Alexandrie, des lambeaux enrichis d'inscrustations en marbres de différentes couleurs, portent l'empreinte du goût arabe modifié par le ciseau byzantin. Quant aux trois portes exécutées en marbre blanc, leurs contours se détachent harmonieusement sur les chaudes et riches parois qui leur servent de fond: celle du milieu, beaucoup plus élevée que les autres, porte les armes du roi d'Aragon, qui en fixe l'exécution à l'an 1350 à peu près.

      A l'intérieur, comme presque toutes les églises de cette époque, la cathédrale est bâtie sur le plan de la basilique romaine. Les colonnes qui soutiennent la voûte sont de granit, inégales en hauteur, différentes en diamètre, et réunies entre elles par des arcades qui soutiennent des murs percés de croisées, et ensuite des combles dont les charpentes en relief sont encore peintes et dorées en certaines parties; c'étaient les colonnes d'un temple de Neptune, jadis placées au Phare, et transportées à Messine lorsque la Sicile passa de la domination vagabonde des Sarrasins sous celle des pieux aventuriers normands. On les reconnaît au premier coup d'oeil pour antiques, à leurs élégantes proportions, quoiqu'elles soient surmontées de chapiteaux grossiers, d'un dessin moitié mauresque, moitié byzantin. Quelques belles parties de mosaïque brillent encore à la voûte du choeur et dans les chapelles attenantes; le reste fut détruit dans l'incendie de 1232.

      En sortant de la cathédrale, nous nous trouvâmes en face de la fontaine du Dôme. Celle-ci, que je préfère infiniment à celle du port, est une de ces charmantes créations du VIe siècle, qui réunissent le sentiment gothique à la suavité grecque; sur sa pointe la plus élevée est Zancle, fondateur de la ville, contemporain d'Orion et de tous les héros des époques fabuleuses. Derrière lui, un chien, symbole de la fidélité, lève la tête et le regarde; cette figure est soutenue par un groupe de trois amours adossés les uns aux autres, dont les pieds trempent dans une barque supportée elle-même par quatre femmes ravissantes de morbidezza, entre lesquelles des têtes de dauphins lancent des jets d'eau qui retombent dans une barque plus grande encore, et de là enfin, dans un bassin gardé par des lions, entouré par des dieux marins, et orné de sculptures représentant les principales scènes de la mythologie.

      Les points principaux examinés, nous nous lançâmes au hasard dans la ville: si modernes que soient les constructions et si médiocres architectes que soient les constructeurs, ils n'ont pu ôter à la situation ce qu'elle offrait d'accidenté et de grandiose. Deux choses qui me frappèrent entre toutes furent: la première, un escalier gigantesque qui conduit tout bonnement d'une rue à une autre, et qui semble un fragment de la Babel antique; la seconde, le caractère étrange que donnent à toutes les maisons leurs balcons de fer uniformes, bombés, et chargés de plantes grimpantes qui en dissimulent les barreaux, et retombent le long des murs en longs festons que le vent fait gracieusement flotter. Pardon, j'en oublie une. A la porte d'un corps de garde de gendarmerie, je vis un brigadier qui, en chemise et le bonnet de police sur la tête, confectionnait une robe de tulle rose à volants. Je m'arrêtai un instant devant lui, et émerveillé de la manière dont il jouait de l'aiguille, je pris des informations sur ce brave militaire. J'appris alors qu'à Messine l'état de couturière était en général exercé par des hommes; mon brigadier cumulait: il était en même temps gendarme et tailleur pour femmes.

      Il n'y a à Messine ni parc royal ni jardin public; de sorte que chacun, le soir venu, se porte vers le quai de la Palazzata, plus vulgairement appelé la Marine, afin d'y respirer l'air de la mer. Le port est donc le rendez-vous de toute l'aristocratie messinoise, qui se promène à cheval ou en voiture depuis une porte jusqu'à l'autre, c'est-à-dire sur une longueur d'un quart de lieue.

      Peut-être, si l'on pouvait franchir d'un seul bond la Méditerranée, et sauter du boulevard des Italiens sur le port de Messine, peut-être, dis-je, trouverait-on quelque différence notable entre les personnages qui peuplent ces deux promenades; mais, en sortant de Naples, la transition est trop douce pour être sensible. La seule chose qui donne à la Marine un air particulier, ce sont ses charmants abbés galants, coquets, pomponnés, portant des chaînes d'or comme des chevaliers, et montés sur de magnifiques ânes venant de Pantellerie, ayant leur généalogie comme des coursiers arabes, et des harnais qui le disputent en élégance à ceux des plus magnifiques chevaux.

      En rentrant à l'hôtel,

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