Le Speronare. Dumas Alexandre

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Le Speronare - Dumas Alexandre

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souvent des Anglais qui sont protestants, des Grecs qui sont schismatiques, et des Français qui ne sont rien du tout, nous avons toujours peur de blesser la croyance ou d'exciter l'incrédulité de nos passagers, par la vue de pratiques religieuses qui ne seraient pas les leurs. Mais quand les passagers nous autorisent à agir chrétiennement, nous leur en avons une grande reconnaissance; de sorte que, si vous le permettez…

      – Comment donc, capitaine! je vous en prie; et si vous voulez commencer tout de suite, il me semble que, comme il est près de huit heures…

      Le capitaine regarda sa montre; puis, voyant qu'il n'y avait effectivement pas de temps à perdre:

      – L'Ave Maria, dit-il à haute voix.

      A ces mots, chacun sortit des écoutilles, et s'élança sur le pont. Plus d'un sans doute avait déjà commencé mentalement la Salutation angélique, mais chacun s'interrompit aussitôt pour venir prendre sa part de la prière générale.

      D'un bout à l'autre de l'Italie, cette prière, qui tombe à une heure solennelle, clôt la journée et ouvre la nuit. Ce moment de crépuscule, plein de poésie partout, s'augmente encore sur la mer d'une sainteté infinie. Cette mystérieuse immensité de l'air et des flots, ce sentiment profond de la faiblesse humaine comparée au pouvoir omnipotent de Dieu, cette obscurité qui s'avance, et pendant laquelle le danger, présent toujours, va grandir encore, tout cela prédispose le coeur à une mélancolie religieuse, à une confiance sainte qui soulève l'âme sur les ailes de la foi. Ce soir-là surtout, le péril auquel nous venions d'échapper, et que nous rappelaient de temps en temps une vague houleuse ou des mugissements lointains; tout inspirait à l'équipage et à nous-mêmes un recueillement profond. Au moment où nous nous rassemblions sur le pont, la nuit commençait à s'épaissir à l'orient; les montagnes de la Calabre et la pointe du cap de Pelore perdaient leur belle couleur bleue pour se confondre dans une teinte grisâtre qui semblait descendre du ciel comme s'il en fût tombé une fine pluie de cendres, tandis qu'à l'occident, un peu à droite de l'archipel de Lipari, dont les îles aux formes bizarres se détachaient avec vigueur sur un horizon de feu, le soleil élargi et barré de longues bandes violettes commençait à tremper le bord de son disque dans la mer Tyrrhénienne, qui, étincelante et mobile, semblait rouler des flots d'or fondu. En ce moment le pilote se leva derrière la cabine, prit dans ses bras le fils du capitaine qu'il posa à genoux sur l'estrade qu'elle formait, et, abandonnant le gouvernail comme si le bâtiment était suffisamment guidé par la prière, il soutint l'enfant afin que le roulis ne lui fît pas perdre l'équilibre. Ce groupe singulier se détacha aussitôt sur un fond doré, pareil à une peinture de Giovanni Fiesole, ou de Benozzo Gozzoli; et d'une voix si faible qu'elle arrivait à peine jusqu'à nous, et qui cependant venait de monter jusqu'à Dieu, commença de réciter la prière virginale que les matelots écoutaient à genoux, et nous inclinés.

      Voilà de ces souvenirs pour lesquels le pinceau est inhabile et la plume insuffisante; voilà de ces scènes qu'aucun récit ne peut rendre, qu'aucun tableau ne peut reproduire, parce que leur grandeur est tout entière dans le sentiment intime des acteurs qui l'accomplissent. Pour le lecteur de voyages ou l'amateur de marines, ce ne sera jamais qu'un enfant qui prie, des hommes qui répondent et un navire qui flotte; mais pour quiconque aura assisté à une pareille scène, ce sera un des plus magnifiques spectacles qu'il aura vus, un des plus magnifiques souvenirs qu'il aura gardés; ce sera la faiblesse qui prie, l'immensité qui regarde, et Dieu qui écoute.

      La prière finie, chacun s'occupa de la manoeuvre. Nous approchions de l'entrée du détroit; après avoir côtoyé Scylla, nous allions affronter Charybde. Le phare venait de s'allumer au moment même où le soleil s'était éteint. Nous voyions, de minute en minute, éclore comme des étoiles les lumières de Solano, de Scylla et de San-Giovanni; le vent, qui selon la superstition des marins, avait suivi le soleil, nous était aussi favorable que possible, de sorte que, vers les neuf heures, nous doublâmes le phare et entrâmes dans le détroit. Une demi-heure après, comme l'avait prédit notre vieux pilote, nous passions sans accident sur Charybde, et nous jetions l'ancre devant le village Della Pace.

      Il était trop tard pour prendre la patente, et nous ne pouvions descendre à terre sans avoir rempli cette formalité. La crainte du choléra avait rendu la surveillance des côtes très active: il ne s'agissait de rien moins que d'être pendu en cas de contravention: de sorte qu'arrivés à peine à cinquante pas de leurs familles, nos matelots ne pouvaient, après deux mois d'absence, embrasser ni leurs femmes ni leurs enfants. Cependant, la vue du pays natal, notre heureuse arrivée malgré la tempête, le plaisir promis pour le lendemain, avaient chassé les souvenirs tristes, et presque aussitôt les coeurs naïfs de ces braves gens s'étaient ouverts à toutes les émotions joyeuses du retour. Aussi, à peine le speronare était-il à l'ancre et les voiles étaient-elles carguées, que le capitaine, qui l'avait fait arrêter juste en face de sa maison, et le plus près possible du rivage, poussa un cri de reconnaissance. Aussitôt, la fenêtre s'ouvrit; une femme parut; deux mots furent échangés seulement à terre et à bord: Giuseppe! Maria!

      Au bout de cinq minutes le village était en révolution. Le bruit s'était répandu que le speronare était de retour, et les mères, les filles, les femmes et les fiancées, étaient accourues sur la plage, armées de torches. De son côté, tout l'équipage était sur le pont; chacun s'appelait, se répondait; c'étaient des questions, des demandes, des réponses qui se croisaient avec une telle rapidité et une telle confusion, que je ne comprenais pas comment chacun pouvait distinguer ce qui lui revenait en propre de ce qui était adressé à son voisin. Et cependant tout se démêlait avec une incroyable facilité; chaque parole allait trouver le coeur auquel elle était adressée; et comme aucun accident n'avait attristé l'absence, la joie devint bientôt générale et se résuma dans Pietro, qui commença, accompagné par le sifflement de Filippo, à danser la tarentelle, tandis qu'à terre sa maîtresse, suivant son exemple, se mit à se trémousser de son côté. C'était bien la chose la plus originale que cette danse exécutée, moitié à bord, moitié sur le rivage. Enfin, les gens du village s'en mêlèrent; l'équipage, de son côté, ne voulut pas demeurer en reste, et, à l'exception de Jadin et de moi, le ballet devint général. Il était en pleine activité, lorsque nous vîmes sortir du port de Messine une véritable flotte de barques portant toutes à leurs proues un foyer ardent. Une fois au-delà de la citadelle, elles s'étendirent en ligne sur un espace d'une demi-lieue à peu près, puis, rompant leurs rangs, elles se mirent à sillonner le détroit en tous sens, n'adoptant aucune direction, aucune allure régulière; on eût dit des étoiles qui avaient perdu leur route et qui se croisaient en filant. Comme nous ne comprenions absolument rien à ces évolutions étranges, nous profitâmes d'un moment où Pietro épuisé reprenait des forces, assis les jambes croisées sur le pont, et nous l'appelâmes. Il se leva d'un seul bond et vint à nous.

      – Eh bien! Pietro, lui dis-je, nous voilà donc arrivés?

      – Comme vous voyez, excellence, à l'heure que le vieux a dite; il ne s'est pas trompé de dix minutes.

      – Et nous sommes content?

      – Un peu. On va revoir sa petite femme.

      – Dites-nous donc, Pietro, repris-je, ce que c'est que toutes ces barques.

      – Tiens, dit Pietro, qui ne les avait pas aperçues, tant ses yeux étaient attirés d'un autre côté; tiens, la pêche au feu! Au fait, c'est le bon moment. Voulez-vous la faire?

      – Mais certainement, m'écriai-je, me rappelant l'excellente partie de ce genre que nous avions faite sur les côtes de Marseille avec Méry, monsieur Morel et toute sa charmante famille; est-ce qu'il y a moyen?

      – Sans doute; il y a tout ce qu'il faut à bord pour cela.

      – Eh bien! Deux piastres de bonne main à partager entre le harponneur et les rameurs.

      – Giovanni!

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