Le Speronare. Dumas Alexandre

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Le Speronare - Dumas Alexandre

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inconnue, fantastique apparut à l'écoutille de l'arrière, absolument à la manière dont sort un diable par une trappe de l'Opéra, et après avoir crié deux ou trois fois: Aqua! aqua! aqua! s'abîma de nouveau dans les profondeurs de la cale. Je crus reconnaître Giovanni.

      Cette apparition n'avait pas été vue seulement de nous seuls, mais de tout l'équipage. Le capitaine dit deux mots à Pietro, qui disparut à son tour par l'écoutille. Une seconde après, il remonta avec une émotion visible, et s'approchant du capitaine:

      – C'est vrai, murmura-t-il.

      Le capitaine vint aussitôt à nous.

      – Écoutez, dit-il, il paraît qu'il vient de se faire une voie d'eau dans la cale; si la voie est forte, comme nous n'avons pas de pompes, nous sommes en danger: ne gardez donc, de tout ce que vous avez sur vous, que vos pantalons pour être plus à votre aise au cas où il vous faudrait sauter à la mer. Alors, saisissez une planche, un tonneau, une rame, la première chose venue. Nous sommes sur la grande route de Naples à Palerme, quelque bâtiment passera, et nous en serons quittes, je l'espère, pour un bain de douze ou quinze heures.

      Et le capitaine, pensant que ces mots n'avaient pas besoin de commentaire, et que le danger réclamait sa présence, descendit à son tour dans l'écoutille, tandis que Jadin et moi nous rentrions dans la cabine, et, nous munissant chacun d'une ceinture contenant tout ce que nous avions d'or, nous mettions bas habits, gilets, bottes et chemises.

      Lorsque nous reparûmes sur le pont dans notre costume de nageurs, chacun attendait silencieusement le retour du capitaine, et l'on voyait la tête du pilote qui dépassait le toit de la cabine, ce qui prouvait qu'il n'attachait pas moins d'importance que les autres à la nouvelle que le capitaine allait rapporter.

      Il remonta en éclatant de rire.

      La voie d'eau était tout bonnement occasionnée par un tonneau de glace que nous avions emporté de Naples, afin de boire frais tout le long de la route, et que nous avions mis au plus profond de la cale; une secousse l'avait renversé, la glace avait fondu, et c'était cette eau gelée qui, envahissant le matelas de notre pauvre cuisinier, l'avait un instant tiré de sa torpeur, et lui avait fait pousser les cris qui avaient tant effrayé tout l'équipage.

      Cette bourrasque passa comme la première. Un peu de calme reparut, et avec le calme le chant de nos matelots. Nous étions écrasés de fatigue, il devait être à peu près onze heures ou minuit. Nous n'avions rien pris depuis le matin, ce n'était pas le moment de parler de cuisine. Nous rentrâmes dans notre cabine, et nous nous jetâmes sur nos matelas. Je ne sais pas ce que devint Jadin; mais, quant à moi, au bout de dix minutes j'étais endormi.

      Je fus éveillé par le plus effroyable sabbat que j'eusse jamais entendu de ma vie. Tous nos matelots criaient en même temps, et couraient comme des fous de l'avant à l'arrière, passant sur le toit de la cabine qui craquait sous leurs pieds comme s'il allait se défoncer. Je voulus sortir, mais le mouvement était si violent que je ne pus tenir sur mes pieds, et que j'arrivai à la porte en roulant plutôt qu'en marchant; là, je me cramponnai si bien que je parvins à me mettre debout.

      – Que diable y a-t-il donc encore? demandai-je à Jadin qui regardait tranquillement tout cela les mains dans ses poches, et en fumant sa pipe.

      – Oh! mon Dieu, me répondit-il, rien, ou presque rien; c'est un vaisseau à trois ponts qui, sous prétexte qu'il ne nous voit pas, veut nous passer sur le corps, à ce qu'il paraît.

      – Et où est-il?

      – Tenez, me dit Jadin en étendant la main à l'arrière, là, tenez.

      En effet, je vis à l'instant même grandir, du milieu de la mer où il semblait plongé, le géant marin qui nous poursuivait. Il monta au plus haut d'une vague, de sorte qu'il nous dominait, comme de sa montagne un vieux château domine la plaine. Presque au même instant, par un jeu de bascule immense, nous montâmes et lui descendit, au point que nous nous trouvâmes de niveau avec ses mâts de perroquet. Alors seulement il nous aperçut sans doute, car il fit à son tour un mouvement pour s'écarter à droite, tandis que nous faisions un mouvement pour nous écarter à gauche. Nous le vîmes passer comme un fantôme, et de son bord ces mots nous arrivèrent lancés par le porte-voix: «Bon voyage!» Puis le vaisseau s'élança comme un cheval de course, s'enfonça dans l'obscurité, et disparut.

      – C'est l'amiral Mollo, dit le capitaine, qui va sans doute à Palerme avec le Ferdinand; ma foi! il était temps qu'il nous vît; sans cela nous passions un mauvais quart d'heure.

      – Où donc sommes-nous maintenant, capitaine?

      – Oh! nous avons fait du chemin, allez! nous sommes au milieu des îles.

      Regardez de ce côté, et d'ici à cinq minutes vous verrez la flamme de Stromboli.

      Je me tournai du côté indiqué, et en effet, le temps fixé par le capitaine n'était pas écoulé, que je vis tout l'horizon se teindre d'une lueur rougeâtre, tandis que j'entendais un bruit assez pareil à celui que ferait une batterie de dix ou douze pièces de canon éclatant les unes après les autres. C'était le volcan de Stromboli.

      Ce fut pour nous un phare, et il pouvait nous indiquer avec quelle rapidité nous marchions. La première fois que je l'avais entendu, il était à l'avant du bâtiment, bientôt nous l'eûmes à notre droite, bientôt enfin derrière nous. Sur ces entrefaites, nous atteignîmes trois heures du matin, et le jour commença à se lever.

      Je n'ai vu de ma vie plus splendide spectacle. Peu à peu la tempête avait cessé, quoique le mistral continuât toujours de se faire sentir. La mer était redevenue d'un bleu azur, et offrait l'image d'Alpes mouvantes, avec leurs vallées sombres, avec leurs montagnes nues et couronnées d'une écume blanche comme la neige. Notre speronare, léger comme la feuille, était balayé à cette surface, montant, descendant, remontant encore pour redescendre avec une rapidité effrayante, et en même temps une intelligence suprême. C'est que le vieux Nunzio n'avait pas quitté le gouvernail, c'est qu'au moment où quelqu'une de ces montagnes liquides se gonflait derrière nous, et se précipitait pour nous engloutir, d'un léger mouvement il jetait le speronare de côté, et nous sentions alors la montagne, momentanément affaissée, bouillonner au-dessous de nous, puis nous prendre sur ses robustes épaules, nous élever à son plus haut sommet, de sorte qu'à deux ou trois lieues autour de nous nous revoyions tous ces pics et toutes ces vallées. Tout à coup la montagne s'affaissait en gémissant sous notre carène, nous redescendions précipités par un mouvement presque vertical, puis nous nous trouvions au fond d'une gorge, où nous ne voyions plus rien que de nouvelles vagues prêtes à nous engloutir, et qui, au contraire, comme si elles eussent été aux ordres de notre vieux pilote, nous reprenaient de nouveau sur leur dos frémissant pour nous reporter au ciel.

      Deux ou trois heures se passèrent à contempler ce magnifique spectacle au milieu duquel nous cherchions toujours les côtes de la Sicile, dont nous devions cependant approcher, puisque nous venions de laisser derrière nous Lipari, l'ancienne Méliganis, et Stromboli, l'ancienne Strongyle; mais devant nous un immense voile s'étendait comme si toute la vapeur chassée par le mistral s'était épaissie pour nous cacher les côtes de l'antique Trinacrie. Nous demandâmes alors au pilote si nous naviguions vers une île invisible, et s'il n'y avait pas espérance de voir tomber le nuage qui nous cachait la déesse. Nunzio se tourna vers l'ouest, étendit la main au-dessus de sa tête, puis se tournant de notre côté:

      – Est-ce que vous n'avez pas faim? dit-il.

      – Si fait, répondîmes-nous d'une seule voix. Il y avait vingt heures que nous n'avions mangé.

      – Eh bien! déjeunez, je vous promets la

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