Fort comme la mort. Guy de Maupassant
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Tantôt il s'éloignait d'elle, fermait un oeil, se penchait pour bien découvrir tout l'ensemble de son modèle, tantôt il s'approchait tout près pour noter les moindres nuances de son visage, les plus fuyantes expressions, et saisir et rendre ce qu'il y a dans une figure de femme de plus que l'apparence visible, cette émanation d'idéale beauté, ce reflet de quelque chose qu'on ne sait pas, l'intime et redoutable grâce propre à chacune, qui fait que celle-là sera aimée éperdument par l'un et non par l'autre.
Un après-midi, la petite fille vint se planter devant la toile, avec un grand sérieux d'enfant, et demanda:
– C'est maman, dis?
Il la prit dans ses bras pour l'embrasser, flatté de cet hommage naïf à la ressemblance de son oeuvre.
Un autre jour, comme elle paraissait très tranquille, on l'entendit tout à coup déclarer d'une petite voix triste:
– Maman, je m'ennuie.
Et le peintre fut tellement ému par cette première plainte, qu'il fit apporter, le lendemain, tout un magasin de jouets à l'atelier.
La petite Annette étonnée, contente et toujours réfléchie, les mit en ordre avec grand soin, pour les prendre l'un après l'autre, suivant le désir du moment. A dater de ce cadeau, elle aima le peintre, comme aiment les enfants, de cette amitié animale et caressante qui les rend si gentils et si capteurs des âmes. Mme de Guilleroy prenait goût aux séances. Elle était fort désoeuvrée, cet hiver-là, se trouvant en deuil; donc, le monde et les fêtes lui manquant, elle enferma dans cet atelier tout le souci de sa vie.
Fille d'un commerçant parisien fort riche et hospitalier, mort depuis plusieurs années, et d'une femme toujours malade que le soin de sa santé tenait au lit six mois sur douze, elle était devenue, toute jeune, une parfaite maîtresse de maison, sachant recevoir, sourire, causer, discerner les gens, et distinguer ce qu'on devait dire à chacun, tout de suite à l'aise dans la vie, clairvoyante et souple. Quand on lui présenta comme fiancé le comte de Guilleroy, elle comprit aussitôt les avantages que ce mariage lui apporterait, et les admit sans aucune contrainte, en fille réfléchie, qui sait fort bien qu'on ne peut tout avoir, et qu'il faut faire le bilan du bon et du mauvais en chaque situation.
Lancée dans le monde, recherchée surtout parce qu'elle était jolie et spirituelle, elle vit beaucoup d'hommes lui faire la cour sans perdre une seule fois le calme de son coeur, raisonnable comme son esprit.
Elle était coquette, cependant, d'une coquetterie agressive et prudente qui ne s'avançait jamais trop loin. Les compliments lui plaisaient, les désirs éveillés la caressaient, pourvu qu'elle pût paraître les ignorer; et quand elle s'était sentie tout un soir dans un salon encensée par les hommages, elle dormait bien, en femme qui a accompli sa mission sur terre. Cette existence, qui durait à présent depuis sept ans, sans la fatiguer, sans lui paraître monotone, car elle adorait cette agitation incessante du monde, lui laissait pourtant parfois désirer d'autres choses. Les hommes de son entourage, avocats politiques, financiers ou gens de cercle désoeuvrés, l'amusaient un peu comme des acteurs; et elle ne les prenait pas trop au sérieux, bien qu'elle estimât leurs fonctions, leurs places et leurs titres.
Le peintre lui plut d'abord par tout ce qu'il avait en lui de nouveau pour elle. Elle s'amusait beaucoup dans l'atelier, riait de tout son coeur, se sentait spirituelle, et lui savait gré de l'agrément qu'elle prenait aux séances. Il lui plaisait aussi parce qu'il était beau, fort et célèbre; aucune femme, bien qu'elles prétendent, n'étant indifférente à la beauté physique et à la gloire. Flattée d'avoir été remarquée par cet expert, disposée à le juger fort bien à son tour, elle avait découvert chez lui une pensée alerte et cultivée, de la délicatesse, de la fantaisie, un vrai charme d'intelligence et une parole colorée, qui semblait éclairer ce qu'elle exprimait.
Une intimité rapide naquit entre eux, et la poignée de main qu'ils se donnaient quand elle entrait semblait mêler quelque chose de leur coeur un peu plus chaque jour.
Alors, sans aucun calcul, sans aucune détermination réfléchie, elle sentit croître en elle le désir naturel de le séduire, et y céda. Elle n'avait rien prévu, rien combiné; elle fut seulement coquette, avec plus de grâce, comme on l'est par instinct envers un homme qui vous plaît davantage que les autres; et elle mit dans toutes ses manières avec lui, dans ses regards et ses sourires, cette glu de séduction que répand autour d'elle la femme en qui s'éveille le besoin d'être aimée.
Elle lui disait des choses flatteuses qui signifiaient: «Je vous trouve fort bien, Monsieur», et elle le faisait parler longtemps, pour lui montrer, en l'écoutant avec attention, combien il lui inspirait d'intérêt. Il cessait de peindre, s'asseyait près d'elle, et, dans cette surexcitation d'esprit que provoque l'ivresse de plaire, il avait des crises de poésie, de drôlerie ou de philosophie, suivant les jours.
Elle s'amusait quand il était gai; quand il était profond, elle tâchait de le suivre en ses développements, sans y parvenir toujours; et lorsqu'elle pensait à autre chose, elle semblait l'écouter avec des airs d'avoir si bien compris, de tant jouir de cette initiation, qu'il s'exaltait à la regarder l'entendre, ému d'avoir découvert une âme fine, ouverte et docile, en qui la pensée tombait comme une graine.
Le portrait avançait et s'annonçait fort bien, le peintre étant arrivé à l'état d'émotion nécessaire pour découvrir toutes les qualités de son modèle, et les exprimer avec l'ardeur convaincue qui est l'inspiration des vrais artistes.
Penché vers elle, épiant tous les mouvements de sa figure, toutes les colorations de sa chair, toutes les ombres de la peau, toutes les expressions et les transparences des yeux, tous les secrets de sa physionomie, il s'était imprégné d'elle comme une éponge se gonfle d'eau; et transportant sur sa toile cette émanation de charme troublant que son regard recueillait, et qui coulait, ainsi qu'une onde, de sa pensée à son pinceau, il en demeurait étourdi, grisé comme s'il avait bu de la grâce de femme.
Elle le sentait s'éprendre d'elle, s'amusait à ce jeu, à cette victoire de plus en plus certaine, et s'y animait elle-même.
Quelque chose de nouveau donnait à son existence une saveur nouvelle, éveillait en elle une joie mystérieuse. Quand elle entendait parler de lui, son coeur battait un peu plus vite, et elle avait envie de dire, – une de ces envies qui ne vont jamais jusqu'aux lèvres – : «Il est amoureux de moi.» Elle était contente quand on vantait son talent, et plus encore peut-être quand on le trouvait beau. Quand elle pensait à lui, toute seule, sans indiscrets pour la troubler, elle s'imaginait vraiment s'être fait là un bon ami, qui se contenterait toujours d'une cordiale poignée de mains.
Lui, souvent, au milieu de la séance, posait brusquement la palette sur son escabeau, allait prendre en ses bras la petite Annette, et tendrement l'embrassait sur les yeux ou dans les cheveux, en regardant la mère, comme pour dire: «C'est vous, ce n'est pas l'enfant que j'embrasse ainsi.»
De temps en temps, d'ailleurs, Mme de Guilleroy n'amenait plus sa fille, et venait seule. Ces jours-là on ne travaillait guère, on causait davantage.
Elle fut en retard un après-midi. Il faisait froid. C'était à la fin de février. Olivier était rentré de bonne heure, comme il faisait maintenant, chaque fois qu'elle devait venir, car il espérait toujours qu'elle arriverait en avance. En l'attendant, il marchait de long en large et